Je suis sur le bord de l’Interstate 20 en Louisiane en ce lundi nuageux d’avril.
Je ne crois pas que nous allons réussir à nous pousser avant les gros orages annoncés plus tard en journée cette fois-ci. À 135 km/h indiqués au compteur (130 km/h réels sur le GPS), l’aiguille du compte-tours a soudainement fait un bond, de tout juste sous les 5000 tours vers les hauts régimes. Ma première réaction fut de me dire : « Comment ça au neutre? Je roule en sixième depuis au moins vingt minutes! » Je tire l’embrayage et passe la cinq… rien! La quatrième… encore rien. Je fais signe à Jacques et l’on se range. En roue libre sur mon élan avec le moteur qui tourne au ralenti, un déclic se fait dans ma tête : il y a un bruit qui manque. « J’ai vu quelque chose sortir de sous ta moto. Je croyais que c’était un morceau de pneu. C’est seulement quand tu m’as fait signe de me ranger sur l’accotement que j’ai réalisé que c’était ta chaîne. »
Honnêtement, c’est même quelques secondes après Jacques que moi aussi j’ai compris ce qui s’était produit. Nous avons à peine 200 kilomètres de parcourus ce matin, sur un objectif de 1200 et avec une moto sans chaîne, ça ne s’annonce pas très bien pour y arriver. Quelques appels me font réaliser que la plupart des concessionnaires américains sont fermés le lundi. Le seul que je réussis à rejoindre, un concessionnaire de la marque américaine la plus connue, refuse catégoriquement de même envisager de toucher à une moto italienne. Raciste, vous dites? Dans ce cas-ci, oui! Mais je dois dire que si un concessionnaire de la marque italienne qui a construit ma moto m’avait répondu, je me serais attendu à une réponse comme : « Oui, nous pouvons vous accommoder. Je regarde mes rendez-vous : j’ai une place pour vous mardi. La semaine prochaine… »
Du moins, c’est le genre de situation que j’ai déjà vécue : une fois en Californie pour un changement d’huile et à une autre occasion dans le Colorado lorsque j’avais un besoin urgent d’un pneu arrière. Pendant que j’accumule les minutes en itinérance sur mon forfait de cellulaire en tentant de trouver une solution, Jacques décide d’aller récupérer la chaîne sur le bord de la route. En attendant son retour, toujours accroché à mon téléphone à la recherche de solution, je me questionne : « Qu’est-ce qui a causé le bris? Je n’ai rien aperçu sur la route ni entendu aucun son particulier, aucune secousse. Elle a seulement décidé de me fausser compagnie. Et est-ce que je vais pouvoir la réutiliser en rajoutant une maille de connexion? »
Avec la coupable bien étendue sur l’asphalte devant moi, j’ai une réponse à ma deuxième question : non, pas vraiment réutilisable, à moins d’enlever un maillon de plus, ce qui impliquerait deux maillons connecteurs. Mais l’explication à ce qui a bien pu causer un tel bris, je n’ai toujours pas d’idée. Je vois le bout d’une maille complètement ouvert et la goupille arrachée a détruit la portée du maillon intérieur opposé. Quand je l’ai lubrifié à l’hôtel, hier à Shreveport, rien ne laissait présager de problème. Et avec 20 000 kilomètres de parcourus, environ la moitié de la vie utile d’une bonne chaîne comme celle-ci, et pas plus que trois ajustements de tension depuis son installation, absolument rien n’annonçait une telle avarie. Très peu d’usure visible sur les dents du pignon et de la couronne aussi; tout était beau avant qu’elle ne se casse.
C’est le premier bris mécanique qui me laisse sur le bord de la route depuis très longtemps. Le remorqueur du service d’assistance routière est apparu quatre heures plus tard. Ici, dans le Sud, dans la Bible Belt, c’est considéré comme rapide. Et ça m’a laissé le temps de trouver un endroit où faire effectuer la réparation. Shane a dû faire quelques appels pour me confirmer qu’il aurait la chaîne le lendemain en avant-midi. Son atelier est très peu équipé, c’est principalement un point de vente de roues et pneus pour VTT, mais il avait l’ensemble pour couper et riveter la chaîne neuve. Avec un petit peu de formation sur la façon appropriée d’effectuer le travail, oui j’ai dû le guider un peu, il m’a avoué ne pas travailler souvent sur des motos, nous avons pu reprendre l’autoroute avec un peu plus de 24 heures de retard.
Le retour à mon camion, stationné au Tennessee, m’a laissé le temps de réfléchir. Ma première casse en voyage qui me laisse en rade est arrivée dans le tout premier voyage que j’ai entrepris avec ma moto dans le camion. Je crois qu’elle m’a clairement fait savoir que, malgré le mercure sous zéro, j’aurais dû faire les premiers 2000 kilomètres derrière ses guidons pour qu’elle avale la route, car c’est ce qu’elle fait de mieux! Du caractère la vieille italienne, vous dites?