En Islande avec Edelweiss – partie 2

Par James NixonPublié le

Nous avons une décision à prendre. Dès que notre guide Michael Kreuzmeir arrive dans le hall de l’hôtel, resplendissant dans sa combinaison de pilotage vert fluo, il demande : « Alors, qui est-ce qui vient avec moi à Landmannalaugar? ». Personnellement, je suis partant, c’est certain. J’ai toujours vu cette section de notre itinéraire comme le point culminant de notre randonnée en Islande : des routes de gravier, des montagnes, des rivières à traverser et la beauté sauvage du cœur de l’île. Et les autres participants?

Fred et Bryna ne seront pas de l’aventure. Ils ont décidé de prendre la Ring Road, la route pavée qui fait le tour de l’île (dans de très beaux paysages également). Jörg ne sera pas avec nous lui non plus. Pourtant, à le voir piloter, je suis sûr qu’il se débrouillerait très bien dans les routes de gravier et les rivières, mais il « déteste se mouiller les pieds ». La camionnette d’accompagnement roulera avec eux.

« Moi j’y vais », dit Victor, un autre pilote de bon niveau. Il y a aussi Vincent. Il excelle dans les explications théoriques sur la conduite, mais ses compétences pratiques ne sont pas particulièrement élevées. Ce qui ne l’empêche pas de déclarer « Je suis venu ici pour rouler dans la garnotte » en croisant les bras sur sa généreuse bedaine. Wayne, âgé d’une soixantaine d’années, dit oui aussi, mais on sent que la décision n’a pas été facile à prendre.

Pour l’instant, tout va bien. Après Kirkjubæjarklaustur, nous bifurquons vers le sud-ouest puis nous quittons la Ring Road (et l’asphalte) en prenant la 208 vers le nord, puis la F208 juste avant Búland. Normalement, on ne dépasse jamais le guide, mais le statut de journaliste a ses avantages. Je remonte jusqu’à la hauteur de Michael, je pointe le doigt vers moi puis vers l’avant. Il me fait signe que oui, je souris et je tords l’accélérateur de ma Triumph Tiger XCx.

Ce n’est pas que je veux aller plus vite – mieux vaut rester prudent sur ces routes de gravier parfois parsemées de nids de poule. Mon excuse officielle, c’est que je dois prendre de l’avance pour m’installer afin de prendre des photos de notre petit groupe qui roule. Mais j’avoue que j’ai aussi une autre motivation. Je veux être le premier devant sur cette route de gravelle isolée qui se faufile dans un extraordinaire paysage de pierres et de mousses, avec les montagnes à l’horizon. Je veux être le premier au prochain virage, le premier dans le prochain droit, le premier à voir le nouveau panorama en haut de la colline.

Avec son tricylindre de 800 cc au couple solide et au caractère enjoué, la Triumph se prête très bien à ma petite échappée. Même la météo semble d’accord : les nuages noirs ont cédé leur place à des nuages plus légers, et des rayons de soleil apparaissent parfois pour illuminer les vallées verdoyantes et souligner le bleu des ruisseaux. Quand je m’arrête, tout est calme et silencieux, puis j’entends le doux grondement des Tiger qui approchent.

Quand nous arrivons à la première rivière, je sens que le moment est solennel. Il nous a fallu plus de deux heures pour rouler jusqu’ici, ce qui confirme ce que nous a dit Michael hier : une fois à la première rivière, pas question de faire demi-tour. Nous n’aurions pas le temps de retourner jusqu’à la route pavée et de contourner l’île pour arriver à notre destination de ce soir. Nous descendons des motos et tout le monde respire profondément pendant que Michael dirige sa machine vers la rivière.

Elle est large. Debout sur les repose-pieds, Michael entre dans l’eau à vitesse lente, mais constante. Il bifurque un peu pour suivre une section moins profonde, il y a de l’eau jusqu’aux essieux. On voit ses pneus qui bondissent et la moto qui dévie à chaque fois qu’il touche une pierre imprévue. Notre guide poursuit sa route en se faufilant entre les roches plus grosses et en jouant de l’embrayage au besoin pour garder une vitesse régulière. Lorsqu’il arrive de l’autre côté de la rive, je jette un coup d’œil à mes coéquipiers. Tout le monde a l’air très sérieux… Puis nous voyons Michael qui fait demi-tour, retraverse la rivière comme si de rien n’était et vient nous rejoindre. « Bon, dit-il, qui veut essayer en premier? »

Victor se porte volontaire. « Vas-y lentement, lui dit Michael, et n’aie pas peur de mettre les pieds dans l’eau si nécessaire. Mieux vaut des pieds mouillés qu’une moto noyée. Et si jamais tu l’échappes, arrête tout de suite le moteur avec le kill switch pour ne pas qu’il aspire de l’eau. » Victor hoche de la tête pour faire signe qu’il a compris et il s’élance.

Il n’est pas aussi élégant que Michael, mais il avance bien. Au milieu de la rivière, par contre, il reste bloqué sur une roche et il cale le moteur. Il met pied à l’eau pour garder l’équilibre, il redémarre aussitôt et file jusqu’à l’autre rive. Le plus corpulent Vincent opte pour une autre approche et il entre dans la rivière en position assise. Son niveau de contrôle de l’embrayage et de l’accélérateur est plutôt erratique, on entend le moteur qui monte et descend de régime (c’est la faute des gants trop épais, dira-t-il) et il se retrouve immobilisé à plusieurs reprises. Mais il réussit tout de même à arriver de l’autre côté en un seul morceau (avec les pieds trempés). À mon tour maintenant. J’y vais mollo, je sens la roue avant de 21 pouces qui roule sur le gravier et je traverse sans embûches. Wayne fait un bon départ, mais ensuite il dévie dangereusement vers une section plus profonde. On voit qu’il panique, ses pieds balancent pendant qu’il essaie désespérément de corriger sa trajectoire, mais il réussit à arriver à bon port lui aussi. Nous voilà tous de l’autre côté, souriants et fiers.

En poursuivant notre route, les collines cèdent leur place aux montagnes et le paysage devient de plus en plus impressionnant. Je fais un arrêt en haut d’un col et je prends une poignée de ce sol volcanique rugueux et si bizarrement léger. Dire que la poussière qui file entre mes doigts provient de coulées de lave brûlantes transformées en pierre. Je vois les autres au loin qui descendent lentement vers le fond de la vallée. Michael est déjà sur la rive de la prochaine rivière. Je remonte en selle et je me lance dans une descente joyeuse et rapide en m’amusant à faire déraper l’arrière de ma Tiger à chaque sortie de virage.

Les traversées de rivières sont de plus en plus rapprochées maintenant et notre groupe est de plus en plus à l’aise. Vincent a même perfectionné une technique très personnelle : dans les sections plus difficiles, il roule avec les jambes écartées et tendues en V de chaque côté de la moto, prêt à prendre appui au moindre signe d’instabilité.

Wayne a pris une mauvaise habitude. C’est une chose de rouler suffisamment vite pour ne pas perdre son élan, mais c’en est une autre de foncer droit devant, à la limite de la perte de contrôle. (Michael commente nos performances tout au long de la journée, souvent pour nous dire de ralentir, de prendre notre temps.) Au début de l’après-midi, Wayne commence à manquer d’énergie; une fois, il a même fallu que Michael aille le rejoindre au milieu de la rivière pour l’aider à pousser sa moto. Nous apercevons deux tables de pique-nique – une vision surprenante dans cet environnement – et nous prenons une pause.

Plus loin, lors d’une autre traversée, j’entends tout à coup Michael qui crie : « Le kill switch!, le kill switch! ». Trop tard, la moto de Wayne est en train de basculer sur le côté et, en essayant de la retenir, il met l’accélérateur à fond. Le moteur hurle puis il s’arrête d’un coup, comme si on avait versé du ciment à prise ultrarapide dans les cylindres.

Michael et moi aidons Wayne à remettre la moto sur ses pattes et nous la poussons jusqu’à la rive. « As-tu actionné le kill switch avant que le moteur arrête? » demande Michael. Wayne ne s’en souvient pas, mais les perspectives ne sont pas bonnes. Michael commence à démonter la moto pour poser un diagnostic. Il enlève la selle, le réservoir et d’autres pièces pour atteindre les corps de papillons. Ils sont remplis d’eau, dit-il, la moto est morte, il va falloir la remorquer. Wayne a l’air catastrophé par cette idée, alors je propose de lui laisser ma moto et de prendre place sur la sienne. « Tu t’es déjà fait remorquer en moto, j’imagine », me demande Michael. « Évidemment! », lui dis-je (ce qui était faux…).

Michael attache un bout de la corde à sa moto et l’autre autour de la fourche de la mienne. Il dit aux autres de continuer et d’attendre à la prochaine traversée. Il avance un peu pour mettre la corde en tension et me donne un dernier conseil : « De grâce, ne la mets pas en vitesse! ». Je vérifie une dernière fois que la transmission est bel et bien au point mort et nous partons. Le mouvement est saccadé au début, mais j’apprends vite à adoucir les départs en jouant avec le frein arrière. Nous commençons à monter la première côte. Tout va bien, c’est faisable, me dis-je!

Mais à mi-chemin dans la montée, le pneu arrière de Michael passe dans une ornière et il n’y a plus assez de traction pour continuer à me tirer. Je descends de la moto pour la pousser un peu et nous repartons. Sauf que je ne peux pas remonter en selle et je dois courir à côté jusqu’en haut de la colline. Je suis épuisé et j’ai les jambes qui tremblent. Michael jette un coup d’œil au tableau de bord et il réalise que la moto était en mode Route (dans ce mode, le système antipatinage réduit la puissance quand il détecte une perte de traction – pas terrible pour monter une côte en gravier…). « En tout cas, me dit Michael avec un sourire, ça t’a permis de faire un bon exercice… »

La descente présente un tout autre défi. Le pilote de la moto remorquée doit voir à toujours maintenir une tension sur la corde, sinon elle pourrait s’enrouler dans la roue avant. Dans les courbes, le dosage est particulièrement délicat. Ajoutez à cela la présence de nids de poule, de roches et d’ornières et vous vous retrouvez à danser un ballet dangereux. Mais c’est aussi un exercice fascinant, qui exige une grande confiance entre les pilotes.

À mesure que nous accumulons les kilomètres, je suis de plus en plus à l’aise et je me surprends même à apprécier cette expérience. Dans un droit, après avoir franchi un autre col, Michael pivote sur sa selle pour mieux me voir et il incline la tête comme pour me demander si tout va bien. Je lui fais signe que oui avec le pouce en l’air. En fait, j’ai vraiment du plaisir. Par contre, je ne vois pas trop comment nous allons traverser la prochaine rivière. Je suis terrifié à l’idée de me faire tirer d’un côté à l’autre, et je n’ai pas non plus envie de marcher dans cette eau exceptionnellement glaciale qui descend directement des glaciers.

Mais nous avons de la chance. Nous rejoignons le groupe à l’intersection de la route pour Landmannalaugar. La rivière où la moto de Wayne est tombée était donc la dernière de la journée. Nous avons réussi!

Devant nous, Landmannalaugar. C’est une large vallée entourée de collines et de montagnes et la gamme de couleurs est extraordinaire : des tons de marron et de vert, des noirs, des blancs et même des taches de ciel bleu à l’occasion. Plus nous approchons, plus nous distinguons l’étrange patchwork de tentes et de véhicules devant nous. Les amateurs de randonnée viennent ici en 4×4 et en autobus pour passer quelques jours à se promener dans les innombrables sentiers de la région. Il y a une source d’eau chaude naturelle pour se délier les muscles après une dure journée, et un autobus scolaire transformé en minuscule magasin général où on peut même prendre un café et une soupe chaude (cartes de crédit et de débit acceptées!).

Il nous reste 30 km de route non pavée à parcourir, dont une partie en gravier plus mou et plus profond que tout ce que nous avons traversé jusqu’ici. Ensuite, il restera 90 km de route pavée et nous serons à notre hôtel de Fludir. Mais pour l’instant, je dois rester concentré, le pneu arrière de la machine de Michael patine pendant que nous négocions une autre montée difficile. Mon pneu arrière dérape, celui d’en avant oscille, à la limite de la traction, et pendant tout ce temps, je ne dois jamais oublier de maintenir la tension sur la corde. Quand nous arrivons enfin sur l’asphalte, je suis épuisé. Michael met son régulateur de vitesse à 60 km/h et cette portion de pilotage sur pavé me paraît presque relaxante en comparaison avec celles sur gravier. Presque.

À l’hôtel, nous chargeons la moto estropiée dans la camionnette. Elle a l’air triste. Et Wayne aussi. Alors que les autres se serrent la main et se félicitent mutuellement, Wayne a la mine basse. « Voyons, lui dis-je, il faut célébrer, tu as réussi! » « De justesse », me répond-il, je suis lessivé. Je crois que je me suis attaqué à quelque chose de trop gros pour moi. » Il est vrai qu’il a chuté encore sur le gravier un peu après Landmannalaugar. Mais, étonnamment, il dit qu’il aimerait revenir. « Sauf que je louerais une automobile… »

Pour en apprendre davantage sur les voyages en Islande avec Edelweiss : www.edelweissbike.com

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