En route vers l’Alaska

Par Moto JournalPublié le

Un Britannique établi aux États-Unis roule de Calgary jusqu’au cercle polaire sur les traces d’un ancien voyage. Mais Neale Bayly espère aussi faire vivre une expérience mémorable à son fils.

Pas le temps de prendre un café. Je ramasse mes derniers bagages, je verrouille la porte et je file vers l’aéroport avec mon fils Patrick, âgé de 14 ans. Les deux dernières semaines de préparation sont derrière nous. L’avion s’envole et je jette un dernier coup d’œil à la Caroline du Nord par le hublot avant de m’endormir. Dans quelques heures, nous rejoindrons notre bon ami canadien Ray McKenzie à Calgary. Là-bas, nous allons monter sur deux Triumph et pointer vers le nord. Cette fois-ci, j’ai un plan.

Il y a 28 ans, j’avais quitté la Floride au guidon de ma Honda 550 Four surchargée et nous nous étions arrêtés à quelques kilomètres du cercle polaire parce que nous avions peur que la moto rende l’âme en chemin. Cet arrêt si près du but m’a toujours agacé. Aujourd’hui, je suis en mission pour réécrire cette page du journal de ma vie, avec Ray et Patrick comme compagnons d’aventure. Nous quittons Calgary sous un ciel menaçant tandis qu’un vent frais et rude nous pousse d’un côté et de l’autre.

La région a récemment connu des pluies torrentielles et des inondations, mais nous réussissons tout de même à rouler dans des conditions acceptables en montant vers le nord sur la route Transcanadienne. En filant au milieu des pâturages, j’essaie de retrouver des souvenirs de mon voyage original, mais j’arrive seulement à retracer des fragments éparpillés, comme des bouts de film assemblés au hasard.

Grâce à nos vêtements et à nos motos modernes, nous restons au chaud et au sec en traversant Banff, Lake Louise et le champ de glace Columbia. Notre objectif pour cette première journée : Grand Cache. Nous sommes entourés de montagnes aux sommets enneigés, de rivières déchaînées, et de lacs encore glacés. La beauté des lieux nous donne envie d’arrêter constamment pour prendre des photos. Nous décidons de résister pour ne pas accumuler trop de retard. Mais en cette période de solstice d’été, les journées sont longues et nous prendrons notre temps au retour.

Pendant les derniers kilomètres avant d’arriver à Grand Cache, nous roulons très lentement pour économiser l’essence, car nous avons raté notre arrêt ravitaillement à la sortie de Jasper. Nous réussissons à arriver de justesse à destination et à faire le plein avant la fermeture de la station-service. Le grand sourire que je vois à travers la visière de Ray est tout à fait conforme à ce que je ressens moi-même. Nous trouvons un hôtel potable et nous nous endormons tôt en repensant à notre journée, et en nous rappelant qu’il faudra faire attention à ne plus rater de stations-service.

Au petit matin, il fait trop froid pour rouler, ce qui convient parfaitement à Patrick qui continuera à dormir. Ray et moi allons prendre un café et nous faisons le point sur nos vies depuis notre dernier voyage, en Afrique du Sud. Ray est de nature souple et accommodante et nous sommes habitués à voyager ensemble, alors je sais que nous n’aurons pas de problème.

Nous mettons ensuite le cap vers Dawson Creek, là où commence la route de l’Alaska. Le mauvais temps est définitivement derrière nous maintenant et le ciel est d’un bleu absolument limpide. Nous faisons le plein à Wonowon. La localité doit son nom au fait qu’elle est située au mille 101 de l’ancienne route de l’Alaska (101 = one O one). Nous en profitons pour acheter des grignotines, parce que nous savons que ces stations-service seront nos seuls liens avec la civilisation pendant quelques milliers de kilomètres.

La route rectiligne traverse des forêts denses. Nous apercevons de temps en temps de basses montagnes au loin. Parfois, la route s’enfonce dans des gouffres pour suivre une rivière au débit rapide et nous franchissons des ponts de bois et de métal. En 1986, un incendie avait détruit les pompes à essence sur cette route, et nous avions dû poursuivre notre chemin à la recherche de carburant en faisant de savants calculs dans l’espoir de ne pas se retrouver immobilisés au milieu des arbres, des moustiques et des ours.

Les nuages sont de retour maintenant, et nous recevons quelques gouttes de temps en temps. À la fin de la journée, nous avons parcouru 800 km. Je suis heureux de voir que Patrick est content de sa journée. Dans le spa bouillonnant et bien chaud du Holiday Inn Express, je demande à mes compagnons s’ils veulent poursuivre à ce rythme ou s’ils préfèrent que nous passions en mode plus mollo. Ray est prêt à continuer à foncer. Patrick aussi. Je suis l’homme le plus heureux de Fort Nelson ce soir.

À partir du lendemain, nous commençons à voir des ours noirs. Quand nous arrêtons pour que Patrick prenne des photos, je garde la moto en première vitesse avec le moteur qui tourne à 2500 tr/min; ces animaux sauvages sont extraordinaires, mais je veux être prêt à filer instantanément si l’un d’eux se met en colère. Nous voyons aussi des orignaux, des wapitis et des chevreuils puis nous enfilons une route de gravier dans une gorge magnifique en direction de Muncho Lake.

Nous arrêtons à une station-service pour faire le plein et boire un café. Il fait un peu plus de 20 degrés et on sent l’air frais qui descend des montagnes enneigées. En reprenant la route, une vague de mélancolie m’envahit. Les routes sont plus lisses, la Triumph est plus confortable et mon équipement est plus sophistiqué qu’à l’époque, mais je ressens tout de même le poids des kilomètres dans mon corps. Parfois, j’aimerais avoir 25 ans à nouveau et me promener avec un sac sur le dos et l’horizon devant moi. Je pense à Patrick. Il a toute la vie devant lui, mais il est concentré sur ses appareils électroniques; le voyage, l’école et les conversations ne sont que des distractions secondaires pour lui. En 1986, nous ne pouvions même pas imaginer les téléphones cellulaires et l’Internet. Nous envoyions des lettres et des cartes postales par avion, et pour l’essentiel, nous ne savions pas ce que faisaient nos amis et notre famille pendant notre absence.

Aujourd’hui, un peu à la façon des ours qui sont constamment à la recherche de nourriture, nous sommes constamment à la recherche d’électricité pour faire marcher nos objets technologiques et nous travaillons pour nous les payer. Tout le temps que nous investissons à cela nous empêche d’être présents pour notre famille, nos amis et tout ce qui nous entoure.

Nous terminons notre journée à Whitehorse, sur les rives de la rivière Yukon. Le lendemain, nous quittons la plus grande ville du nord du Canada, direction Alaska. Nous roulons sous des nuages de plomb qui semblent prêts à éclater à tout instant. La température descend, la route se détériore et nous devons souvent ralentir pour franchir des nids-de-poule. Nous traversons des villes ouvrières en décrépitude, des stations-service en ruine et des motels placardés envahis par la végétation. Nous arrêtons pour manger juste un peu avant la frontière dans un restaurant qui s’appelle Buckshot Betty’s. Le service est affreux et la nourriture est insipide. Peu de temps après, nous quittons le Yukon et nous roulons sur la route la plus lisse de l’Amérique. Quand nous arrivons à Tok, nous apprenons qu’il y a de fortes pluies dans la direction où nous allons.

Effectivement, quelques kilomètres plus loin, il se met à pleuvoir tellement fort que les gouttes d’eau rebondissent sur le sol comme si elles voulaient retourner au ciel. La température descend sous la barre des 10 degrés. Nous sommes enveloppés dans un manteau de nuages et de pluie, ce qui me rappelle mon ancien périple. Par contre, aujourd’hui, j’ai au moins la chance de rouler sur une route en bon état.

Nous arrivons à Fairbanks de bonne heure, ce qui nous donne le temps de faire sécher nos vêtements et de refaire nos bagages pour la dernière section de notre trajet vers le cercle polaire. Je me suis si souvent demandé pourquoi je ne m’y étais pas rendu la dernière fois. Maintenant, je sais que je vais y parvenir. Et j’espère que cet accomplissement donnera le goût de la découverte à Patrick, lui qui retournera bientôt dans un monde où le voyage et l’aventure ne sont pas des valeurs fortes.

En arrivant à Fairbanks hier, j’ai appris que George serait dans un café en particulier ce matin. Il y a 28 ans, à l’approche de l’hiver, c’est à lui que Karen et moi avions vendu notre bonne vieille Honda avant de repartir sur le pouce vers le sud. Je n’ai pas pu résister à la tentation de revoir l’homme qui avait acheté notre moto. Je l’ai tout de suite reconnu, mais il ne se souvenait pas de moi. Le temps file…

Nous arrêtons pour manger au Yukon River Camp, juste au nord du plus long pont de bois que nous avons traversé jusqu’ici. Notre table est bien remplie : soupe au saumon, chili au bison et gigantesques hamburgers. Nous sommes encore sous le charme du Dalton Highway et de ses points de vue extraordinaires qui me faisaient chanter sous mon casque à chaque virage.

En sortant du restaurant, nous rencontrons un jeune couple qui roule en moto depuis un an. Ils nous racontent leurs aventures pendant que je photographie leurs machines marquées par la route. D’autres motocyclistes arrivent. Nous placotons brièvement, mais tout le monde est un peu pressé, il faut reprendre la route.

Patrick calcule combien de temps il nous faudra pour parcourir les 100 km qui nous séparent du cercle polaire. La température est absolument spectaculaire aujourd’hui avec un ciel bleu et des nuages sauvages. Le paysage est luxuriant et verdoyant. Pourtant, dans mes souvenirs d’il y a presque 30 ans, je revois seulement une terre aride, de la poussière et des roches. Au bout d’une heure, nous arrêtons près d’un affleurement rocheux pour prendre une pause et faire des photos. Quelque chose dans mon inconscient me dit que c’est exactement ici que nous avions fait demi-tour à l’époque. Il y avait très peu de panneaux routiers dans ce temps-là, et je ne me doutais absolument pas que nous étions si près du but. Une quinzaine de kilomètres plus tard, nous arrivons au cercle polaire – heureux, en pleine forme et euphoriques.

Quand nous allons nous coucher, il est plus de minuit. Nous sommes fatigués et nous sentons encore les effluves du feu de bois que nous avons allumé pour préparer notre souper. Je m’endors et je passe la nuit la plus merveilleuse de tout ce voyage.

Le lendemain matin, nous sortons de la tente et nous mangeons un bon petit déjeuner fait de saucisses et de fromage havarti, avec le son de la rivière comme musique de fond. Ce campement marque le point à partir duquel nous allons faire demi-tour vers la maison. Pendant les premiers jours du voyage, nous étions toujours impatients, impatients d’arriver, de manger, de repartir. Mais les choses ont changé graduellement. Le ronronnement du moteur, les conditions toujours changeantes et la nécessité de trouver un repas et un abri pour la nuit ont eu raison de notre impatience.

Maintenant, nous voilà de retour au Yukon River Camp, devant un café chaud. Puis, nous reprenons la route aussitôt, vers un orage… On voit des nuages noirs et furieux, mais il y a du ciel bleu autour. Patrick me dit que nous allons foncer directement dedans. Je le sens d’abord, puis nous recevons quelques gouttes pendant que nous sommes arrêtés pour couvrir les caméras et vérifier notre équipement de pluie. La moto surchargée commence à déraper dans la boue fraîche, mais en poursuivant notre route vers l’est, nous allons réussir à dépasser l’orage. Je devine le ciel plus pâle qui approche et quand je vois la moto de Ray qui recommence à soulever de la poussière au loin, je sais que nous sommes tirés d’affaire.

Nous réussissons à éviter quelques autres orages qui se dessinent à l’horizon, puis nous nous arrêtons pour une petite pause au centre-ville de Fairbanks. Nous décidons de continuer notre route jusqu’à Tok. Maintenant, il ne pleut plus, et nous nous émerveillons en longeant sur près de 100 km des chaînes de montagnes aux sommets enneigés. Nous passerons la nuit au Golden Bear.

Il y a 28 ans, j’étais arrivé à Tok avec un groupe de chasseurs et j’avais dormi dans un cabanon à côté d’un orignal suspendu qui attendait d’être dépecé. Les chasseurs nous avaient pris sur le pouce près d’une rivière. Le lendemain, nous étions embarqués avec un camionneur qui descendait jusqu’en Californie. Je me souviens encore de son nom : Charlie Steele. Aujourd’hui, nous filons sur nos machines jusqu’à la frontière du Canada. En arrêtant pour faire le plein et manger une bouchée, nous apprenons que le Buckshot Betty’s est fermé à cause d’un problème de personnel – tous les employés sont partis.

Un peu plus loin sur la route, Ray aperçoit un grizzly au bord du fossé. Nous arrêtons pour prendre des photos, l’animal est à quelques centaines de mètres de nous. Nous entendons alors un grondement terrifiant, le grizzly se soulève sur ses pattes arrière et il lève ses énormes pattes avant en l’air. Puis il fait demi-tour et s’enfonce dans la forêt. Nous avons eu chaud.

Nous faisons un arrêt ravitaillement à Desolation Bay et nous prenons un bon repas. Peu après avoir repris la route, nous apercevons un autre grizzly. Celui-ci est trop occupé à manger pour s’occuper de tous les gens qui l’observent et prennent des photos depuis leur automobile ou leur camion. Nous arriverons à Whitehorse vers 22 h 30. Nous avons envie d’une bonne douche et d’un repas chaud, mais nous prenons quand même le temps d’arrêter pour regarder le coucher de soleil. Nous sommes plus au sud maintenant et il n’y a plus de soleil de minuit, mais les journées sont encore très longues.

Le lendemain matin, nous roulons entre les nuages et la route mouillée. En début de soirée, nous installons notre campement près d’une rivière au sud de Watson Lake. Nous cuisinons un délicieux souper et nous sommes tous ravis de notre journée. Quand je vais m’installer dans ma tente, il ne fait pas encore noir et je dois me convaincre qu’il faut dormir.

Le lendemain, nous continuons vers le sud. Nous reconnaissons des villes et des stations-service que nous avons croisées à l’aller. La Triumph Explorer roule facilement à 130 km/h sur la route surélevée au revêtement lisse. Nous avançons bien, mais je me sens un peu désarçonné, parce que je n’arrive pas à faire le lien avec mon périple original. Quand nous arrêtons pour un café, je discute avec Richard Hair, un homme qui habite à Contact Creek depuis 30 ans. Il me recommande d’aller rejoindre l’ancienne route quelques kilomètres plus loin au sud. Ah, maintenant je retrouve le feeling. On arrive à peine à rouler à plus de 70 km/h et les arbres sont tellement près de la route qu’on voit très rarement à l’horizon.

Peu de temps après, nous nous retrouvons sur une route de terre extrêmement à pic le long d’un lit de rivière asséchée. C’est là que nous prendrons certaines des photos les plus spectaculaires de tout le voyage. Un peu plus loin, Patrick et moi nous aventurons dans les eaux glacées du lac Muncho. La section de route suivante jusqu’à Fort Nelson est l’une de celles que j’ai le plus appréciées. Même si nous l’avions parcourue en sens inverse quelques jours plus tôt, c’était comme si je la voyais pour la première fois.

Un peu plus tard dans la journée, malchance, Ray reçoit sur le tibia une grosse pierre projetée par un camion. Il descend de la moto et se tord de douleur. Nous reprenons la route, mais le cœur n’y est plus. Nous trouvons un hôtel, Ray prend un repas chaud et il va se coucher avec une bonne dose de médicaments contre la douleur.

Le lendemain, nous passons trois merveilleuses heures à rouler sur des routes désertes au milieu des forêts, des herbes vertes et des fleurs sauvages. Après Wonowon, nous continuons jusqu’à Grand Prairie entourés de camions, sur des routes en mauvais état, et sous la pluie.

La météo s’améliore ensuite en approchant de Jasper. La ville est bondée de touristes; nous faisons une pause sandwich en regardant les gens qui défilent dans les rues. Patrick veut camper près du champ de glace Columbia ce soir, alors il faut remonter sur nos machines. Mais il y a tellement de belles photos à prendre en route que nous arrivons plus tard que prévu, et nous devons monter les tentes à la brunante. Nous mangeons du fromage, des saucisses, des noix et des fruits pendant que la nuit descend. Ce soir, nous ne sommes pas pressés d’aller dormir et nous restons dehors jusqu’à ce qu’il commence à faire trop froid.

En sortant de nos tentes le lendemain matin, nous réalisons que la vallée où nous sommes est beaucoup plus grande que nous l’avions cru hier soir. Nous reprenons la route bien avant que les touristes ne commencent à envahir les lieux. L’air est frais, mais les poignées chauffantes et ma veste électrique me gardent au chaud pendant que nous traversons des paysages absolument magnifiques. Le parc national de Jasper est la partie de mon voyage de 1986 qui me revient le plus facilement en tête. À ce moment-là, je me souviens de m’être demandé si je reverrais un jour quelque chose d’aussi majestueux. Je ne crois pas que ce soit arrivé. En milieu de matinée, les hordes de touristes commencent à bloquer la route jusqu’au lac Moraine. Une fois sur place, il faut encore se frayer un chemin dans la foule des visiteurs descendus des autobus.

Quand vient le moment de reprendre la route, je réalise que ce voyage tire à sa fin et je suis envahi tout à coup d’une grande lassitude. En m’étirant avant de remonter sur la moto, j’aperçois au loin des nuages particulièrement noirs et sinistres. Cap sur Calgary immédiatement, et nous évitons l’orage une fois de plus. À mesure que les semaines passaient après notre retour, j’ai souvent repensé à ce voyage. Patrick, lui, a repris sa routine habituelle, comme si rien de spécial ne s’était passé. Mais je suis sûr qu’au fond de lui, il réalise qu’il a vécu quelque chose d’exceptionnel. En tout cas, c’est ce que j’espère du fond du cœur.

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