Nagano (Japon). Elles sont belles, ces nouvelles W800. Même aujourd’hui, dans ce créneau rétro qui ne cesse de prendre de l’ampleur et dans lequel les jolies lignes ne sont décidément pas rares, les Kawasaki dégagent quelque chose de différent. Mais elles ne se distinguent certainement pas grâce à des artifices, bien au contraire, puisqu’elles s’en trouvent exemptes. La réalité, c’est qu’un effort remarquable a même été fait pour les garder aussi simples que possible, et ce, non seulement visuellement, mais aussi d’un point de vue mécanique.
Outre l’ABS livré de série, il n’y a ni assistances électroniques ni modes de conduite, tandis que l’instrumentation se veut claire, mais minimaliste. La transmission n’a que cinq rapports, le refroidissement par air se fait vraiment par air et aucun radiateur d’huile ne pend quelque part. Même les pneus sont ramenés à l’essentiel, puisque Kawasaki a choisi de ne pas utiliser des gommes radiales. Sur une routière, en 2019, faut le faire. Le cadre se voit considérablement modifié par rapport à celui de la version 2018 — qui était offerte ailleurs dans le monde—, mais il reste de style classique à double berceau. Fait intéressant, si plusieurs de ses tubes s’avèrent plus solides grâce à leur paroi plus épaisse, Kawasaki parle d’une rigidité totale ajustée plutôt que seulement augmentée. Ça fait des années qu’on entend parler de rigidité optimisée sur les cadres de sportives pour des raisons très spécifiques liées au comportement en piste, mais sur une routière rétro avec un châssis de vieille architecture, la logique voudrait qu’on souhaite le cadre le plus solide possible, non?
Normalement, oui, mais le cas des nouvelles W800 est différent. Pour ces versions CAFE (11 499 $) et STREET (9 999 $), Kawasaki s’est donné l’inhabituelle mission d’offrir des rétros authentiquement rétro, donc non seulement en termes d’apparence, mais aussi de comportement. La marque semble donc croire qu’en cette période de forte popularité de modèles rappelant les styles de moto des années 1950, 60, 70 et même 80, il existerait des amateurs intéressés par une monture qui se comporterait aussi comme une machine d’époque. Du moins jusqu’à un certain point, puisque personne ne désire piloter une moto neuve non fonctionnelle; pour ça, il y a les vieilles bécanes. L’approche est décidément différente, mais intéressante, d’autant plus que les raisons pour lesquelles Kawasaki a conçu les nouvelles W800 de cette façon sont «personnelles» pour la marque.
Les explications derrière cette décision furent données par M. Hiroshi Ito, directeur général de la planification pour la moto et les moteurs chez Kawasaki Heavy Industries, durant la présentation technique de la W800 dans une salle de conférence de l’hôtel de Nagano, lieu du lancement de la nouveauté. Les employés des constructeurs japonais se montrent généralement très réservés lorsqu’ils s’adressent à la presse, mais M. Ito agissait différemment. Il était beaucoup plus décontracté et ouvert, peut-être en raison de son poste. Il commença sa présentation en expliquant qu’après la Seconde Guerre mondiale, une interdiction de continuer à construire des avions fut imposée à Kawasaki par les Américains et que ce fut à partir de ce moment que la marque débuta la construction de moteurs de motos. J’étais bouche bée.
Jamais je n’ai entendu qui que ce soit d’une compagnie japonaise parler de cette époque de leur histoire. Pourtant, lui le faisait, sans gêne, avec respect et humilité, et c’était absolument fascinant, d’autant plus que je ne connaissais rien des informations qu’il dévoilait. Il a poursuivi en racontant que quelques années plus tard, Kawasaki prenait contrôle de la marque Meguro, l’un des plus grands constructeurs de motos du Japon à l’époque. L’un des modèles existants de Meguro s’inspirait d’une BSA et attira particulièrement l’attention de Kawasaki, qui avait l’œil sur l’énorme marché des États-Unis où les grosses cylindrées américaines et anglaises se livraient bataille. Kawasaki détecta et corrigea quelques problèmes de conception de la Megura, puis gonfla sa cylindrée à 624 cm3 avant de la baptiser W1. Il s’agissait à l’époque de la plus grosse cylindrée japonaise, de la première grosse cylindrée de l’histoire de Kawasaki et de la première moto de grosse cylindrée de la marque sur le marché américain, où elle fut offerte dès 1966. La W1 fut aussi la moto qui lança la quête de vitesse extrême chez Kawasaki, celle qui amena aux légendaires Z1, H2 et aux Ninja modernes.
Ce rôle central et d’une grande importance au sein de l’histoire de Kawasaki représente non seulement l’essence de l’inspiration derrière la W800 2019, mais aussi la raison pour laquelle le constructeur a choisi l’angle de l’authenticité en la concevant. On constate d’ailleurs les conséquences de cette direction dès l’instant où l’on s’installe aux commandes de l’une ou l’autre des deux versions proposées. Sur la STREET, le triangle selle/repose-pieds/guidon semble étrange au début, puisqu’il donne l’impression d’être assis sur une routière normale en ce qui concerne le bas du corps, c’est-à-dire avec les pieds sous le bassin, mais en tenant le guidon reculé d’une custom, alors qu’on s’attend instinctivement à un guidon plus avancé comme celui qu’offraient les W650 et W800 qui ont précédé ces nouvelles W800. Il s’agit d’une position qui place le torse du pilote parfaitement droit et l’expose complètement au vent, mais à laquelle on s’adapte vite et qu’on finit par trouver étonnamment reposante, du moins tant que les vitesses ne sont pas élevées.
Techniquement, les différences ergonomiques entre les versions STREET et CAFE se limitent à la présence d’un guidon bas de style Clubman installé sur cette dernière, mais concrètement, sur les motos, cette unique modification change tellement l’expérience de conduite qu’on croirait piloter deux modèles différents. Nous étions à peine quelques médias à Nagano, chaque journaliste représentant son pays, soit la Chine, la Thaïlande, les Philippines et le Canada. Immédiatement après être descendus de la STREET pour monter sur la CAFE pour la première fois, mes trois collègues se sont accroupis devant les motos pour tenter de trouver les différences entre les deux versions. Ils se disaient convaincus que la CAFE avait des repose-pieds plus reculés et une roue avant plus grande tellement ils se sentaient basculés vers l’avant et ressentaient une direction plus lourde par rapport à ce qu’offrait la STREET. J’avais beau leur dire que non, que tout ça ne consistait qu’en l’effet du guidon bas, avancé et étroit de la CAFE et que rien d’autre n’était différent, mais ils se montraient septiques et continuaient d’essayer de mesurer l’emplacement des repose-pieds avec leurs mains et d’examiner les roues et les pneus. Quelques minutes, plus tard, ils ont fini par se rendre à l’évidence.
Cela dit, il reste que chaque version se pilote effectivement de façon très différente. En lieu et place de l’expérience décontractée et reposante proposée par la STREET, la CAFE met son pilote dans une ambiance nettement plus sportive en le basculant au-dessus du réservoir jusqu’à des poignées assez basses pour mettre un peu de poids sur les mains. Tant la forme du guidon que l’emplacement et l’angle des poignées sont inhabituels et contribuent à l’atmosphère généralement — et volontairement— vieillotte ressentie aux commandes de la CAFE. En fait, on comprend assez vite une fois en route sur celle-ci qu’elle offre une sportivité qui doit être qualifiée «d’époque» et n’ayant à peu près rien qu’on puisse associer à la sportivité actuelle. Par exemple, pour une raison difficile à cerner au début, le comportement routier apparaît un peu flou. Pas en conduite normale durant laquelle les deux W800 se manient assez facilement et précisément malgré leur quelque 220 kilos, mais plutôt dès qu’on augmente un tout petit peu le rythme. Dès ce moment, la connexion très intime entre le pilote, le châssis et la chaussée qu’offre pratiquement n’importe quelle moto moderne —rétro ou pas— ne semble plus tout à fait là, comme si on ressentait ce qui se passe au niveau du contact entre les pneus et le sol avec un léger délai et une précision imparfaite.
Étrangement, ce n’est pas désagréable comme sensation, à tout le moins tant qu’on accepte de jouer le jeu «rétro authentique» des W800; si ce qu’on recherche doit plutôt se comporter de manière parfaitement moderne et seulement afficher une ligne rétro, mieux se tourner vers d’autres choix que les Kawasaki. Cela ne s’avère simplement pas leur mission. Cette dernière se résume plutôt à immerger le pilote dans un environnement qui rappelle la manière dont se comportaient les motos des années 1960 et à lui faire vivre des sensations semblables à celles que ces motos généraient. En matière de comportement, on le découvre au fur et à mesure qu’on hausse le rythme. Par exemple, sur une route sinueuse qu’on aborde à un rythme qui serait tout juste amusant sur un modèle au comportement moderne, les W800 se dandinent déjà un peu et perdent de leur précision, tandis que les repose-pieds touchent le sol étonnamment tôt. D’une façon générale, elles semblent arriver à leur limite facilement, voire prématurément dans le cas d’un pilotage le moindrement rapide. Mais, encore une fois, pour autant qu’on accepte l’inhabituelle mission des W800, ça n’est pas désagréable du tout. Au contraire, on constate une certaine satisfaction à amener une moto à sa limite et à savoir que pour une fois, la machine a tout donné.
Ce qui est intéressant à propos du fait que cette limite s’atteigne si facilement sur les W800 réside dans cette sensation ressentie à des vitesses relativement basses. Ainsi, entre une quarantaine et une centaine de kilomètres à l’heure à peine — on doit dire «à peine», puisque sur presque n’importe quelle monture moderne, on a littéralement l’impression de dormir à ces vitesses —, l’on ressent un plaisir de pilotage qui aurait demandé de largement dépasser les limites légales sur une routière moyenne de construction moderne. D’ailleurs, les W800 continuent de surprendre avec le même type de comportement vieillot lorsque la vitesse grimpe encore d’un cran, puisque sur l’autoroute, à partir d’environ 130 km/h, la moto entière se met à légèrement louvoyer plutôt que de demeurer parfaitement stable. Les motocyclistes qui connaissent le comportement des vieilles motos d’époque et même celui de plusieurs motos des années 1980 reconnaîtront immédiatement ce louvoiement. La grande différence dans ce cas, c’est qu’il s’agit d’un défaut de comportement volontaire amené par l’utilisation de pneus non radiaux et d’un cadre dont la rigidité à été ajustée pour recréer ce phénomène. S’il est techniquement question d’instabilité, cette dernière n’est absolument pas dangereuse et se limite plutôt à l’intégration d’une certaine imperfection dans le comportement qui fera sourire les motocyclistes ayant connu les vieilles motos auxquelles les W800 rendent hommage et qui s’ennuient d’elles. Pour les motocyclistes ne jurant que par un comportement sans fautes, il existe un tas d’autres rétros, et celles-là ne sont probablement pas appropriées.
Kawasaki a très bien dosé le niveau d’imperfection dans le comportement des W800, puisque outre ce qui est déjà décrit, on trouve peu à critiquer. Les freins se modulent facilement et font un travail tout à fait adéquat, le réglage étonnamment souple des suspensions est fort apprécié sur les routes imparfaites et, tant qu’on ne pousse pas trop le rythme, le comportement reste très facile d’accès. D’ailleurs, comme les selles sont basses, comme on ne ressent pas la masse considérable des modèles en les opérant et comme la cinquantaine de chevaux du Twin vertical n’est décidément pas immense, l’une ou l’autre des W800 pourrait parfaitement jouer le rôle de première moto. Cela dit, malgré des performances correctes, mais qui n’ont absolument rien de grisant pour les pilotes le moindrement expérimentés, la W800 arrive quand même à charmer ces derniers. Pour autant qu’on se sente disposé à jouer le jeu et à se prêter au genre d’expérience que la nouvelle W800 a été conçue pour offrir, chacune des versions de la Kawasaki s’avère remarquablement attachante, et ce, pas en raison d’une caractéristique en particulier, mais plutôt grâce à l’ensemble nostalgique et unique qu’elle constitue.
Visuellement, Kawasaki a réussi un coup de maître en faisant évoluer le style classique de la W650/800 originale sans aller jusqu’à le dénaturer. Les proportions merveilleusement établies sont combinées à une grande attention apportée à certaines pièces clés comme le réservoir, le guidon de chaque version, les garde-boue ou encore le superbe minicarénage de la CAFE. Sur cette dernière, les différentes couleurs des diverses pièces de carrosserie ajoutent même l’impression d’un projet fait maison. Très cool. Le style joliment réussi des deux versions, le très particulier comportement à l’ancienne ainsi que le rythme saccadé et la profonde sonorité du charmant Twin à 360 degrés, muni d’un ultra rare entraînement d’arbre à cames par tige à engrenage biseauté, représentent une série de caractéristiques décidément intéressantes pour qui sait les apprécier.
La W1
Je n’arrivais pas à y croire. Nous étions arrêtés pour une longue séance de photos sur une magnifique route sinueuse appelée Venus Line au sommet d’une montagne à environ une heure et demie de Nagano. La W1 1966 immaculée que Kawasaki avait sortie de sa propre collection pour nous permettre de l’observer aux côtés des nouvelles W800 — tout particulièrement la STREET qui en est directement inspirée —, eh bien, on allait nous laisser l’essayer. J’étais plus excité de rouler la vieille chose que je ne l’ai été pour mes vingt dernières motos d’essais…
Quelques employés de Kawasaki s’affairaient à descendre la délicate pièce de musée d’une camionnette. Après quelques tentatives pour la faire démarrer — au pied, puisqu’elle n’a pas de démarreur électrique—, la W1 prenait vie dans un grondement franchement difficile à croire tellement il était fort pour seulement 624 cm3. De plus, au ralenti, ça sonnait exactement comme une Harley des années 1960. Je ne l’aurais jamais cru si je ne l’avais entendu de mes propres oreilles. Ils ont demandé qui voulait partir le premier, et comme j’avais peur que quelqu’un la casse et que cette occasion me glisse entre les doigts, j’ai bondi en avant en levant la main. On m’explique que la transmission est très fragile, on me rappelle que le sélecteur de vitesses se situe à droite et non à gauche, on me supplie de rouler tranquillement et on me suggère poliment, mais fermement, de ne pas tomber. Elle est irremplaçable. Ah, aussi, les freins à tambour ne freinent presque pas, alors faut faire en conséquence.
Malgré tous les essais, je n’ai presque aucune expérience sur ces très vieilles motos. Ma première impression est que la W1 semble toute petite, mais qu’en termes d’ergonomie, elle demeure remarquablement fidèle à la nouvelle W800 STREET. Maintenant, je comprends d’où viennent cette position et, surtout, ce guidon reculé. Ils ont raison, les freins ne freinent pas, mais ça va. Pour le reste, elle roule quand même bien pour une machine de 53 ans. Le bruyant Twin vertical, pas puissant du tout, vibre considérablement. Les vitesses passent assez bien, mais elles sont courtes et j’arrive rapidement en quatrième, la dernière. Sur la route, c’est léger et facile à manier, et finalement quand même assez fonctionnel pour une moto de cet âge.
La balade sur la W1 est courte, mais très intéressante, et ce, surtout parce qu’en descendant d’elle, je monte immédiatement sur une W800 STREET. Instantanément, je suis frappé par les nombreux liens de famille, comme l’ergonomie, le rythme du moteur et la sonorité semblable des échappements, bien que considérablement moins forte, évidemment. La mécanique est beaucoup plus douce et la moto tout entière s’avère infiniment plus raffinée, mais c’est absolument indéniable : tel qu’il a été annoncé, la nouvelle W800 célèbre de manière très authentique le type de moto que représentait la W1 originale.