L’homme noir sur une béhème mauve

Par Moto JournalPublié le

Originaire de Nouvelle-Écosse, Bill Clarke était un motocycliste passionné. À la fin des années 1950, il a abandonné la moto pour fonder une famille. George Elliott Clarke, retrace les pérégrinations de son père.

C’est maintenant moi qui possède le casque de moto de mon père. Il est orné de flammes rouges, jaunes et or. Je sais que mon père – Bill Clarke – était très fier de la peinture de ce casque parce qu’il le mentionne dans son journal personnel de 1959. Ce journal est la seule chose dont j’ai hérité officiellement quand il est décédé le 31 août 2005, à l’âge de 70 ans. Il était né à Halifax et c’est aussi de là qu’il a quitté notre monde.

Mes deux frères et moi savions depuis toujours que mon père avait fait de la moto avant de se marier. Quand il nous emmenait faire des promenades en auto le dimanche, il lui arrivait de monter une côte rapidement pour nous faire sentir ce bref instant où on a l’impression de flotter en arrivant au sommet. Il aimait aussi nous emmener à Sunnyside, à 20 minutes de Halifax, pour manger un hamburger et des frites dans les mêmes petits restaurants qu’il fréquentait avec « des filles » et ses amis motocyclistes.

Quand il nous fallait des pièces pour nos bicyclettes, il nous emmenait chez Calhoun’s, au coin des rues Cunard et Agricola, tout près de chez nous. Je me souviens très bien de l’odeur d’huile et de graisse de cet atelier où on réparait aussi des motos. Nous allions aussi parfois chez Jack Nauss, même si son atelier était un peu plus loin, sans doute parce qu’il était lui aussi un ancien compagnon de moto de mon père.

À la maison, il y avait un album rempli de photos en noir et blanc où on voyait des motos aux couleurs foncées et aux chromes brillants. Des hommes aussi, des Noirs et des Blancs, qui prenaient la pose devant un champ, dans la rue, près d’une piste de course, parfois seuls, parfois avec des filles. Ils avaient l’air romantiques et héroïques, ces hommes élégants sur leurs machines rutilantes.

Il y avait aussi des photos de nos parents lors de leur lune de miel en moto à l’Île-du-Prince-Édouard, en juin 1960. Maman portait un bandana; papa avait l’air fier. Cependant, même si le passé motocycliste de mon père se manifestait clairement dans le bric-à-brac de la maison, il en parlait très peu. Il ne parlait pas non plus de ce que c’était que d’être un « homme de couleur » qui roulait en moto dans les années 1950, dans les Maritimes. Ce silence est d’autant plus surprenant que même aujourd’hui, on voit rarement des Afro-canadiens sur des motos. Il y a 50 ou 60 ans, c’était sans doute encore plus exceptionnel. Qui plus est, compte tenu du contexte économique et de la météo des Maritimes, il semblait plus logique pour les gens au budget serré d’opter pour la polyvalence d’une auto.

Pour beaucoup de travailleurs Noirs, la ségrégation informelle faisait en sorte qu’ils exerçaient des emplois qui étaient peu reconnus et mal rémunérés. La moto apparaissait donc encore plus clairement comme un luxe, un véhicule de loisir peu pratique pour la vie de tous les jours. Pourtant, Bill Clarke – petit salarié ou travailleur autonome toute sa vie – a décidé de s’acheter une moto. Son ami Gordon Hamlin se souvient même qu’il a été le tout premier motocycliste de Nouvelle-Écosse à s’acheter une BMW absolument neuve. Même Calhoun, le concessionnaire, roulait sur une machine usagée.

Je ne sais pas exactement en quelle année il a acheté cette moto, mais je sais qu’en 1959, il a conduit sa BMW peinte en mauve au parc de Garrison Grounds, à Halifax, pour se joindre à la foule venue accueillir la reine d’Angleterre Elizabeth II et le prince Philip.

Comme beaucoup de Noirs à cette époque, mon père travaillait pour la compagnie de chemins de fer. Il était chargé de transporter les bagages dans un charriot pour charger ou décharger les trains qui transitaient à la gare d’Halifax. Pourquoi alors lui et quelques-uns de ses confrères ont-ils décidé de s’investir à ce point dans le motocyclisme? Sans doute d’abord parce que la moto constituait un moyen de transport relativement économique. Sans doute aussi parce qu’à cette époque, les motocyclistes se tenaient beaucoup les uns avec les autres, et mon père est tout de suite devenu membre du Halifax Motorcycle Club, créé en 1955. La camaraderie entre motocyclistes passait avant la couleur de la peau.

Mais il y avait d’autres raisons importantes. La moto donnait à Bill et à ses frères de sang un sentiment de liberté et un statut social. Ils cessaient d’être de simples prolétaires à la merci de leur employeur et parfois traités de façon irrespectueuse par les passagers. Ils devenaient des personnages de film – des hommes mystérieux sur leurs machines mobiles – et ils pouvaient inviter des filles à faire une promenade en ville ou une sortie en campagne, parfois dans des endroits qu’on ne peut pas découvrir autrement. 

Pas surprenant alors que mon père ait eu si hâte que l’hiver finisse en 1959 et qu’il s’en soit plaint dans son journal. Cette année-là, c’est finalement le samedi 9 mai qu’il a enfilé ses cuirs pour la première fois de la saison. Il a dû se regarder avec un sourire dans le miroir avant de se rendre chez Calhoun’s pour retrouver sa chère BMW mauve et démarrer son été d’aventures et de romances. Dans son journal, il précise que c’était une très belle journée pour rouler.

On sent la grande joie que lui procure le fait de pouvoir déterminer sa destination et sa vitesse, de pouvoir dépasser d’autres véhicules, de sentir le souffle du vent sur son visage, de pouvoir inviter une fille à monter derrière, et de faire grimper son pouls pendant qu’elle se tient bien serrée contre lui.

Quelques jours plus tard en mai, Bill a fêté son 24e anniversaire et ses rencontres féminines sont devenues plus frénétiques, même s’il avait déjà identifié une future épouse potentielle. En fait, force est de reconnaître que parmi les libertés que lui apportait la moto, il appréciait particulièrement la possibilité d’approfondir la « philosophie » Playboy. Même s’il avait des moyens financiers limités, sa BMW lui permettait de maximiser l’effet de ses charmes.

Sa machine lui donnait aussi une grande flexibilité. Il pouvait emmener une fille en dehors du champ d’action de sa rivale, puis sortir avec ladite rivale plus tard le même jour, dans un autre endroit… Tout cela sans que les demoiselles ne soient au courant. Mais parfois, il fallait aussi prendre des décisions, faire un choix, qui brise un coeur. 

Et si la situation devenait trop tendue, il pouvait toujours remonter sur sa moto et disparaître à l’horizon au soleil couchant – ou levant.

Je pense qu’il y a aussi une raison encore plus profonde qui explique l’attirance de mon père envers les motos : elles lui permettaient d’exprimer son côté bohémien. Il était un personnage atypique et sa grosse BMW mauve l’aidait à projeter cette image. Il était un simple travailleur des chemins de fer. Mais il était aussi un grand amateur de musique classique qui achetait des 33 tours religieusement chaque semaine. Il faisait des dessins au charbon de bois et à l’aquarelle, il faisait de la peinture à l’huile. Il lisait énormément, de tout.

Dans sa bibliothèque, on retrouvait les James Bond de Ian Fleming, mais aussi James Baldwin, Norman Mailer et Jack Kennedy (encore simple sénateur à l’époque). Dans sa discothèque : Nat King Cole, Johnny Mathis, Yma Sumac.

Pendant l’été 1959, il a roulé jusqu’à la ville de New York. Bien sûr, il est allé voir la salle de montre d’un concessionnaire BMW, mais il a aussi exploré Broadway, et il a même vu Ricardo Montalban et Lena Horne dans la comédie musicale Jamaica! Il a été voir un spectacle de rhythm and blues au Théâtre Appollo de Harlem. Sur la 42e rue, il est allé dans un cinéma spécialisé dans les films européens portant sur le sexe – des films qu’il était impossible de projeter légalement à Halifax à cette époque.

Bill Clarke a quitté l’école à 18 ans, après avoir terminé sa 10e année (ce qui veut dire qu’il a manqué quelques années en cours de route…), mais il était un intellectuel autodidacte. Il connaissait la politique mondiale, l’art actuel, le cinéma, la littérature et il avait des préférences musicales à la fois sophistiquées, éclectiques et originales.

En fait, la moto lui a servi de véhicule pour non seulement élargir ses horizons géographiques, mais aussi culturels. Elle lui a permis d’aller à Montréal, New York, Boston, ou Washington, D.C et d’en revenir avec quelques mots de français, des bibelots de chez Macy’s et le souvenir des hôtels (ségrégationnistes) où l’on pouvait obtenir un lit, et une compagne, pour deux dollars.

Il a roulé de Laconia, au New Hampshire, jusqu’à Montréal en passant par Plattsburgh. Près de St-Jean, au Nouveau-Brunswick, il s’est arrêté dans un grand camping pour y passer la nuit avec plein de gens qui prévoyaient aussi traverser dans le Maine le lendemain. Il a senti le parfum des pommiers en fleurs, le parfum de l’air salin de la mer, du fumier dans les champs, de l’asphalte mouillé après la pluie.

Les parfums de la liberté. 

Les voyages de Bill ont fait de lui un provincial cosmopolite. La moto lui a permis de sortir d’un univers local à l’esprit étroit pour goûter à la grande aventure, les découvertes, l’excitation. À l’été 1959, dans un YMCA de New York, il a rencontré un étudiant de Hong Kong et ils ont passé des heures à discuter géopolitique et à s’éclairer intellectuellement l’un l’autre.

Il s’est aussi lié d’amitié avec un postier afro-américain et ensuite avec trois motocyclistes blancs qui en ont fait leur « chef » pour le voyage de New York à Laconia. À l’inverse, un policier de Manhattan lui a donné une contravention pour avoir circulé en sens inverse dans une rue à sens unique. Pour Bill, la moto a été une école sur roues.

La BMW mauve a aussi été une façon de plus de se distinguer de la foule. C’était sa manière d’être rebelle sans frapper personne ni enfreindre la loi. C’était sa manière de vivre comme un bohème sans passer par la bourgeoisie ou par des amis riches.

En Nouvelle-Écosse, la déségrégation des écoles a eu lieu doucement en 1954, mais les véritables campagnes pour la justice raciale et l’intégration économique se sont surtout déroulées dans les années 1960 et 1970. La vision d’un Noir sur une moto dans une petite ville essentiellement caucasienne, comme Halifax, était sans doute un symbole fort d’une intégration au territoire « blanc ».

De plus, comme l’intérêt  de Bill pour les femmes était diversifié, sa moto pouvait servir à séduire les Blanches autant que les Noires. Quant à lui en tant que motocycliste, il mélangeait aussi fort bien les couleurs : un homme au teint d’acajou, dans des cuirs noirs, sur une machine mauve et argent. 

Pendant que les Afro-américains luttaient pour les droits civils, Bill Clarke croyait qu’il pouvait inculquer une sensibilité « black », à la fois éloquente et élégante, en circulant sur les routes des Maritimes et de la Nouvelle-Angleterre, en apparaissant de façon fugitive sur sa drôle de machine, en faisant ouvrir des yeux, en faisant tourner des têtes. Il était Sidney Poitier qui joue Marlon Brando.

C’était un anticonformiste, certes, mais avec une excellente diction et une moto immaculée. Sa façon de demander – et de recevoir – les mêmes services et le même respect que les Blancs était de combiner son apparence soignée, son élégance naturelle et sa grande politesse. Ce qui n’a pas empêché que dans le Maine, il a parfois dû camper sous les pins et se raser à l’eau froide le lendemain matin… (À Laconia, été 1959, mon père note qu’un reporter photo a pris plusieurs photos de lui avec ses lunettes soleil, sans doute parce qu’il trouvait qu’elles lui donnaient un air très hip).

S’il a eu un héros motocycliste, c’était sans doute T.E. Lawrence, dit Lawrence d’Arabie. Je crois qu’il aurait préféré cette image à celle des « gars de bécik à bedaine de bière » qui ressort du populisme à l’américaine. (Le Canada est toujours plus élitiste que les États-Unis, même dans sa culture populaire.)

Plus tard, je sais qu’il a lu Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, le célèbre livre de Robert M. Pirsig, mais je ne crois pas que ce roman philosophique rende vraiment l’emballement et la vigueur que mon père ressentait quand il dévalait les routes. En 1960, il a vendu sa moto et acheté une camionnette. Pourquoi? Parce qu’il s’est marié avec ma mère et qu’il devait désormais être « responsable ». En abandonnant sa moto, il a aussi abandonné ses rêves de jeunesse.

Dans tous les endroits où il a habité, mon père a toujours placé son casque aux couleurs vives bien en évidence dans la salle de séjour, le casque qu’il avait peint et porté si fièrement. Il a maintenant une place de choix chez moi. Sur la pierre tombale de mon père, ma soeur a fait graver un wagon de chemin de fer. Mais ça aurait dû être une moto : la BMW qu’il a tant aimée.

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