Andrew Gow est professeur d’histoire à l’Université d’Alberta. Il réfléchit ici sur le pourquoi de ses (multiples) choix en matière de motos.
Quand mon ami Ted Bishop — amateur de Ducati et auteur du livre Riding with Rilke – Reflections on Motorcycles and Books — a appris que j’avais vendu mon scooter Lambretta et acheté une Harley à la place, il a été un peu surpris. Le saut semblait grand : passer de petit à gros, d’italien à américain, de cute à costaud… Habituellement, ce sont plutôt les machines italiennes ou allemandes qui inspirent les intellos urbains éduqués et motophiles comme moi et mes amis. Et il est vrai que je n’ai jamais été très attiré par les véhicules nord-américains.
Je me remémore pourtant avec plaisir la plus ancienne auto familiale dont je me souvienne, une Chevrolet 1948, énorme et tout en rondeurs. Mes parents l’avaient achetée quand nous avons quitté Montréal pour nous installer dans un village près d’Ottawa en 1967. L’Expo venait de fermer ses portes et le futur commençait à recéler de moins en moins de monorails, et de plus en plus d’éléments plus ordinaires comme aujourd’hui. Nous avons donc quitté la capitale culturelle du pays, pris la toute nouvelle autoroute et traversé la campagne préindustrielle de l’Est ontarien.
En 1967, on voyait très peu d’autos âgées de 20 ans sur les routes. Mais la nôtre compensait sa vieillesse par la classe de l’une de ses ailes — cabossée puis reconstruite par un sculpteur célèbre. Grâce à cette touche artistique, elle avait un certain chic hippie qui plaisait à mes parents vaguement beatniks. En 1968, quand la Chevrolet a rendu l’âme, mes parents ont refusé de la remplacer par une Rambler familiale bien plus récente, même si on nous la donnait ou presque. La famille grandissait et nous avions besoin d’espace, mais mes parents ont quand même choisi de nous trimbaler dans une vieille coccinelle Volkswagen. Nous étions au coeur de la guerre du Vietnam et mes parents refusaient, par principe, de conduire une auto américaine. Quand le quatrième enfant est né, ils ont acheté une minuscule Toyota Corolla familiale à deux portes… Je dois dire que leur attitude m’a impressionné, mais de façon ambiguë : aujourd’hui encore, j’admire la force de leurs principes, mais je m’interroge sur leur perception de la réalité.
De mon côté, j’ai possédé quelques américaines, mais plus par nécessité que par choix. J’ai aussi eu quelques voitures anciennes (Valiant décapotable 1964, Dodge Regent 1953), mais jamais de véritables modèles américains classiques. En fait, mes premières amours en matière de véhicules étaient le reflet confus d’un amalgame de perceptions politiques et esthétiques, combiné à différents jugements relatifs aux classes sociales. Même aujourd’hui, je ne comprends pas trop comment je pensais… Je dois dire aussi que j’aurais bien aimé vivre dans cette vision du monde ultramoderne que nous avons laissée derrière nous en quittant Montréal. C’est sans doute pour un peu toutes ces raisons que je préfère les véhicules de cette époque : des machines relativement simples, alimentées par carburateur, sans assistance électronique, mais avec une substance et un style « modernes ». On dit que les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Mais certains auteurs pensent autrement.
Le sociologue Pierre Bourdieu a écrit un livre intitulé La distinction – critique sociale du jugement où il étudie les goûts des Parisiens en fonction de leur niveau culturel. Il aurait sans doute pu arriver à des conclusions semblables en Amérique du Nord, c’est-à-dire que notre « jugement » (nos goûts) sont profondément influencés par la classe sociale à laquelle nous appartenons. Je ne veux pas discuter ici du fait que l’on peut vouloir ou non posséder des choses (peu importe lesquelles), car ce serait trop long. Mais je peux tout de même admettre que j’ai canalisé (une partie de) mon désir de consommation classique pour en faire une passion pour certains types de véhicules à l’esthétique « moderne ». Ce qui exclut pour moi les muscle car ainsi que les Dusenberg et les Indian d’avant-guerre, et d’autres véhicules très coûteux. C’est le snobisme de mon groupe social à l’esprit indépendant qui veut ça…
Le premier véhicule motorisé que j’ai conduit dans ma vie était un cyclomoteur Puch à deux vitesses des années 1970. Il appartenait à mes grands-parents, qui vivaient en périphérie de New York. Au guidon de cette petite machine, j’ai exploré les petites routes des montagnes des Catskills. À 14 ans, je trouvais que le sentiment d’indépendance que je ressentais en conduisant (indépendance par rapport à mes frères, mes grands-parents et moi-même…) était extraordinaire. En fait, j’ai réalisé qu’il était difficile de penser à soi-même et à ses problèmes en roulant, et c’est encore une des choses qui m’attirent le plus du motocyclisme : se vider l’esprit et se concentrer sur autre chose. Voilà comment je suis devenu un accro de la moto.
Par la suite, j’ai possédé un grand nombre de motos. J’ai acheté ma première en 1980, à 17 ans : une Honda 360T 1976. Elle m’a emmené partout entre Ottawa, New York, Toronto et Montréal, sur les grandes routes et dans les petits chemins de campagne, au soleil, sous la pluie, et même dans la neige. Avec ma première blonde sérieuse, nous sommes presque morts de froid en roulant vers le lieu de nos premières amours. Puis j’ai quitté la maison familiale en 1981. Pendant des années, la moto a été le seul véhicule que je pouvais me permettre. Au Canada, ce temps-là est terminé depuis longtemps, même pour les gens au bas de la classe moyenne. Mes étudiants et mes enfants me font des sourires indulgents quand je leur raconte que les étudiants du premier cycle n’avaient pas d’auto dans mon temps. Comme moyen de transport quotidien, ma 360 en a vu de toutes les couleurs. Je me souviens qu’une fois, j’ai attaché un coffre de 70 kg sur le porte-bagages arrière et j’ai traversé la ville de Toronto au complet. La roue avant se soulevait chaque fois que j’accélérais aux feux verts… Ensuite, j’ai eu une Suzuki Titan T500 1972. Avec son bras oscillant de longueur excessive, elle n’était pas du tout à l’aise sur les routes sinueuses, mais quelle accélération!
J’ai ensuite habité à Tucson avec mon épouse pour y poursuivre nos études de deuxième cycle. Tucson est clairement une « ville de char », mais nous n’avions pas le budget pour deux autos. Alors, pour épauler notre Buick Century agonisante, nous avons acheté une Honda Passport de 70 cc, jaune. La Passport fait le travail quand on roule seul, mais avec un passager, elle devient complètement débordée à cause de ses freins anémiques et de sa suspension avant minimaliste. Elle est aussi limitée côté vitesse maximale — environ 70 km/h — ce qui est peu pratique sur les grandes artères. Mais elle était en excellent état, nous l’avons payée seulement 300 $, elle consommait très peu et elle était facile à entretenir. On nous l’a volée quelques mois plus tard.
Question de pouvoir rouler à deux et de suivre le trafic, nous avons alors acheté une machine plus grosse, une Yamaha Maxim 550 du milieu des années 1980, noire. Puis, en 1991, quand Heather a été enceinte de notre premier enfant, nous avons vendu la Maxim. Mais la piqûre revient toujours : six ans plus tard, à Edmonton, je me suis remis aux deux roues motorisés grâce à un cyclomoteur VéloSoleX des années 1970 au tempérament poussif déniché sur Internet. Après quelques années, la vitesse maximale de 33 km/h a commencé à me sembler un peu juste et j’ai replacé le Solex par un cyclomoteur plus gros et plus rapide : un Honda PA50. Mais toujours pas de moto : la perspective de laisser un enfant sans père et sans revenus en cas de malchance nous paraissait trop terrible.
En 2003, les enfants étaient un peu plus vieux, j’ai eu une promotion et nous avons enfin eu un peu d’argent pour se payer quelques luxes. Comme une Lambretta Li 125 1963 à l’allure très « moderne », de couleur bleu coquille d’oeuf, presque entièrement d’origine, et au moins aussi funky que notre vieille Volvo familiale. J’ai appris à l’entretenir et j’ai fini par tellement bien l’ajuster qu’elle démarrait toujours du premier ou du deuxième coup. C’était un super scooter ancien, non restauré et très cool. Mais il était trop petit pour mes six pieds un pouce, et il n’était pas adapté à l’abondance des nids de poule edmontonniens. De plus, même avec un carburateur un peu plus gros, le petit moteur ne suffisait pas à la tâche dans la circulation et dans les nombreuses côtes de la ville, l’éclairage était rudimentaire et la suspension avant sans amortisseurs était primitive.
Bien sûr, j’aurais pu corriger ces défauts, mais au détriment de l’intégrité du modèle (et la facture aurait été élevée compte tenu du peu de marchés pour la revente dans le secteur). Alors quand le hasard a placé un acheteur sur ma route, j’ai vendu ma jolie machine bleue. Et qu’est-ce que j’ai acheté à la place? Une Honda recouverte de panneaux de plastique, avec injection électronique et refroidissement au liquide?
Bien sûr que non. Je ne suis pas tombé si bas. Il me faut toujours une vieille machine, que je peux comprendre (enfin presque…). J’ai besoin de la satisfaction qu’on ressent à la faire fonctionner, à la garder sur la route. J’ai tout de même regardé les modèles au look de bande dessinée qui nous viennent du Japon : des scooters rétro en plastique, des sportives aux lignes anguleuses, des imitations de Harley. Mais aucune de ces copies postmodernes et cyniques des vraies motos modernes n’a eu d’effet sur moi.
En 2005, nous sommes retournés à Tucson pour l’hiver et je me suis laissé tenter par une BMW R75/5 1972. Lors de ce séjour, j’ai aussi revu notre vieille Volvo — elle roulait encore 10 ans plus tard. Je l’ai reconnue à sa petite bosse dans le hayon arrière…
Malheureusement, nous n’avons pas pu ramener la béhème au réservoir en forme de grille-pain à la maison, mais le principe était établi : les motos étaient de retour dans notre vie. Vinrent ensuite une Gold Wing 1979, une Yamaha FJ1100 1985 (douce et rapide), une Honda Trail 90 1979 (maganée…), une Honda Twinstar CM185 1978 (anémique) et une Honda CB350 1972 avec sa peinture mauve d’origine. Ce sont toutes des motos « modernes » au sens où je l’entends.
Puis, à un moment donné, j’ai ressenti une poussée d’hormones mâles plus classique et je me suis mis à regarder les motos américaines. Edmonton est une ville en pleine effervescence et les jeunes qui travaillent dans l’industrie du pétrole recherchent des caractéristiques précises pour leurs motos. Elles doivent être grosses, bruyantes et voyantes. On voit donc beaucoup de Harley récentes, des Victory et toutes sortes d’autres grosses cruisers avec beaucoup de chrome. Évidemment, un citadin de l’Est comme moi doit regarder de haut ce genre de machines inappropriées à sa classe. Pour un snobinard comme moi, c’est une vieille Harley qu’il faut acheter.
Près de chez moi, il y a un petit atelier indépendant appelé Time Machine. Cet atelier n’attire pas la clientèle classique des jeunes friqués et des entrepreneurs bedonnants qui veulent des Harley neuves, ni les chroniqueurs branchés ou les baba cool qui roulent en Vespa de l’année. Le propriétaire, John Black, est un homme plein d’humour, compétent, généreux de son temps et de ses conseils. Je l’ai choisi, lui, avant de choisir ma moto.
Dans l’atelier de John, il y avait en consigne un Shovelhead qui ressemblait à une Harley FL du début des années 1960. Elle était longue et basse, avec un gros boîtier de phare en aluminium, et presque pas de chrome sur ses garde-boue noirs de style 1960. L’ancien propriétaire l’avait fait monter sur la base d’une FXWG 1980, ce qui veut dire que le train avant avait été remplacé par du vrai métal costaud, et il avait mis de côté le trop-plein de chrome typique des années 1980. Ça a été le coup de foudre.
Je savais que les Harley coûtent cher. Mais il a suffi d’une seule promenade pour que je sois cuit… Plus moyen de reculer : j’ai été drogué par le couple infini et l’effet « locomotive sur deux roues ». Ensuite, j’ai ajouté bien sûr quelques milliers de dollars pour des culasses S&S, de nouvelles chaînes, des pignons, un embrayage neuf, un allumage électronique, etc. Rationnellement, je me disais que c’était une moto qu’on peut réparer n’importe où, sans être dépendant d’un concessionnaire, et que les pièces seraient toujours disponibles, rapidement. Dans la boîte de vitesse à quatre rapports (hyper costaude), l’engrenage du deuxième rapport est le même (et il porte le même numéro de pièce) pour les modèles 1936 à 1984…! La plupart des pièces originales sont encore disponibles et, en plus, il y a un vaste marché de pièces provenant d’autres fabricants. Les Harley ont beau être produites en série, ce sont des machines qu’on peut transformer en modèles uniques. Même si j’ai mis une somme d’argent déraisonnable par rapport à sa valeur, j’ai adoré cette machine. C’est vrai qu’il n’y a rien comme une Harley.
Et pourtant…
Pourtant, vers la fin de l’été 2007, je suis allé me promener avec Ted Bishop dans les collines ondulantes à l’ouest d’Edmonton. Je réussissais à le suivre sur sa Ducati Monster 900 seulement s’il conduisait en mode relaxe. Plus tard, je suis encore allé rouler avec lui et deux amis sur Ducati sur des petites routes sinueuses. L’un d’eux a eu la gentillesse de me complimenter parce que je réussissais (presque) à les suivre avec ma Harley en travaillant fort et en faisant frotter les repose-pieds au sol (pendant qu’eux roulaient mollo…). Cette première expérience avec des Ducati a eu un effet puissant sur moi : j’ai aimé le son, le look, le style européen. En novembre de cette année-là, quand le dollar canadien a nettement dépassé la valeur du billet vert américain pour la première fois depuis mon enfance, j’ai fait des heures de recherche par Internet, et j’ai fini par trouver une Ducati Multistrada 2004 sur eBay, avec seulement 5500 milles au compteur. Je l’ai fait venir de Floride. Même avec le transport et tous les frais, elle m’a coûté au moins deux fois moins cher que si je l’avais achetée au Canada (il y avait très peu d’offre pour des Ducati d’occasion au pays à ce moment). Un mois plus tard, la Ducati est apparue dans ma cour. Le son des échappements était… fabuleux! Il faisait battre le coeur et s’envoler l’esprit.
J’ai vendu la Harley.
L’année suivante, j’ai fini par admettre, à mon corps défendant, que la Multistrada n’était pas du tout idéale pour la conduite en ville. Je l’ai remplacée par une Kawasaki Concours 2008, qui a ensuite cédé sa place à une BMW K1200R, puis à une BMW R100CS 1981, que j’ai toujours. J’ai aussi une Ural Retro 2007 avec side-car, j’ai eu une Royal Enfield et je travaille présentement sur une Honda S65 1965. Cette moto très « moderne » était presque neuve au jour de l’inauguration de l’Expo 67. Je suis propriétaire avec mon frère — à Los Angeles — d’une Honda Hurricane CBR1000F 1987 impeccable. Mes enfants roulent sur des scooters Yamaha deux temps tout simples : un QT50 1982 et un BW50 2006.
Je ne suis attaché à aucune marque de moto, ni même à un type de moto en particulier. C’est juste que certaines machines me parlent… et d’autres pas… Mais parfois, je souhaiterais qu’elles soient un peu moins bavardes.