C’est est une histoire tellement dépravée qu’elle aurait pu avoir comme toile de fond le Sud gothique dépeint par l’écrivain William Faulkner plutôt que la région agricole champêtre du Sud-Ouest ontarien.
Une randonnée massacrante
Un groupe d’hommes marchaient en silence, la neige craquant doucement sous leurs bottes dans le froid sibérien de la nuit, mais le whisky avait engourdi leur sens et enflammé leur détermination. À l’approche d’une maison en bois rond, ils resserrèrent leur poigne sur les armes qu’ils portaient : des manches de hache, des bêches et des fourches. Le leader du groupe fit un geste leur indiquant de rester là où ils étaient. Il appuya contre la porte de la maison, et se faufila rapidement à l’intérieur.
Le son de menottes réveilla le gros Tom Donnelly. En ouvrant les yeux, il aperçut le visage de Jim Carroll, l’officier de police local qu’il détestait. Réalisant que ses mains étaient attachées, Tom se mit à jurer. « Que se passe-t-il cette fois? Quelle est l’accusation? » Carroll ignora Tom et réveilla le reste de la famille : James Donnelly, père, son épouse Johannah et leur jeune nièce, Bridget, récemment arrivée d’Irlande. Le jeune Jonnhy O’Connor, un visiteur d’une maison voisine, demeura inaperçu dans son lit. Une fois la famille réunie dans la cuisine, James Donnelly, père, demanda des explications à propos de cette intrusion. Soudainement, Carroll poussa un cri. Les portes s’ouvrirent et des hommes pénétrèrent dans la maison, leurs visages enduits de suie, levant leurs armes pour porter les coups mortels.
Quelque 130 ans plus tard, ma femme et moi roulons vers l’ouest sous un soleil de plomb au cœur de la région agricole du sud de l’Ontario. Le terrain est plat, la route est droite et le vent aussi chaud qu’un séchoir. De temps en temps, nous plissons le nez quand des effluves âcres de fumier surchauffé assaillent nos narines. Je passe à un rapport de vitesse plus élevé pour rouler à un régime plus bas tandis nous passons devant des champs de maïs qui s’étalent à perte de vue et que nous parcourons les rues de petits villages au charme suranné : Tavistock, Fairview, Elginfield et enfin, Lucan.
Les majestueuses maisons en briques jaunes et les champs agricoles bucoliques forment une scène peu probable pour un massacre. Malgré tout, le village de Biddulph Township, comme il s’appelait à l’époque, fut jadis la scène d’un crime si choquant qu’il a inspiré de nombreux livres, films, émissions télévisées et même une chanson de Stompin’ Tom Connors : The Murder of the Black Donnellys.
Les faits sont les suivants : le 4 février 1880, quatre membres de la famille Donnelly ont été battus et poignardés à mort par une bande d’hommes armés, et leur maison en bois rond fut incendiée. Les assassins se dirigèrent ensuite vers une propriété voisine et exécutèrent par balle un cinquième membre de la famille Donnelly dans le hall d’entrée de la maison de son frère. Les agresseurs n’étaient pourtant pas une bande de hors la loi. Leur identité donne froid dans le dos : c’était un groupe de concitoyens, les voisins des Donnelly, qui les avaient froidement abattus.
Nous nous sommes rendus à Biddulph pour connaître l’histoire de ce massacre et la violente querelle qui en est à l’origine. Et aussi, bien sûr, pour se faire raconter quelques bonnes histoires de fantômes. Selon la légende, les esprits des Donnelly hantent leur ancienne propriété familiale et la route qui y mène : Roman Line. Nous tournons sur cette route à l’instant. Même en plein milieu de l’après-midi, Roman Line est sinistrement déserte. Aucun fermier ne s’affaire à la tâche dans les énormes champs de maïs et de soya et il n’y a pratiquement aucune circulation; nous ne croisons qu’une seule voiture sur le chemin de huit kilomètres de gravelle damée qui mène à la propriété familiale des Donnelly.
Le propriétaire actuel nous attend dans le stationnement. J. Robert Salts est un homme à la carrure imposante, bavard et doté d’un sens de l’humour espiègle. Il a acquis la propriété des Donnelly en 1998 (décrite à l’époque de sa mise en vente comme une propriété avec « une histoire intéressante »). Depuis, Salts est devenu l’un des principaux gardiens de l’histoire des Donnelly et il a écrit un livre sur la vie de sa famille dans la propriété. Nous nous assoyons dans l’ombre d’un marronnier d’Inde pour écouter sa version de l’histoire.
Selon Salts, les germes de la querelle ont été semés lorsque James Donnelly, père, a eu un différend touchant la propriété avec un homme du nom de Patrick Farrell. Le 25 juin 1857, James Donnelly, père, prenait part à une « corvée d’abattage » en vue de défricher les terres d’une ferme avoisinante. Farrell y était, et les deux en sont venus aux poings. La lutte prit fin quand Donnelly fracassa le crâne de Farrell à l’aide d’un anspect (un grand levier en bois), le tuant sur le coup.
James Donnelly se cacha pendant près d’un an, vivant dans les bois qui bordaient sa propriété et retournant à la ferme en catimini pour aller y chercher des vivres et des fournitures. Il réussit même à y faire certaines tâches, portant les vêtements de sa femme comme déguisement. Finalement, la vie à la dure finit par miner sa santé. Il se rendit et fut condamné à la pendaison.
Grâce aux requêtes frénétiques de sa femme, et à un gouvernement qui n’avait aucune intention de se mettre à dos les électeurs catholiques durant une année électorale, la sentence de James Donnelly fut commuée en travaux forcés. Sept ans plus tard, toujours en vie mais malade, il retourna à Biddulph.
Les relations des Donnelly avec leurs voisins étaient dès lors brisées. Les alliés de la famille Farrell, qui étaient révoltés par la sentence clémente que James Donnelly, père, avait reçue, blâmèrent les Donnelly pour tous les crimes non résolus dans la région. Les fermes incendiées, les vols et même une série d’étranges mutilations d’animaux étaient tous l’œuvre des Donnelly, insistèrent-ils. Salts nous souligna que les Donnelly faisaient également l’objet de jalousie. C’était une famille fière et altière et, malgré leurs problèmes juridiques, des gens d’affaires avisés. Ils avaient prospéré au fil des ans, délaissant l’agriculture au profit d’une entreprise de diligence florissante. Ils ne pensent qu’à eux, grondaient les gens.
En janvier 1880, la tension avait atteint son paroxysme. Quand quelqu’un mit le feu à une grange locale, James Donnelly, père, et Johannah, alors dans la soixantaine, furent immédiatement arrêtés par des membres de la Peace Society de Biddulph, une vigie de quartier locale, qui avaient les Donnelly fermement à l’œil. Trois juges de paix, qui avaient eu vent de l’affaire, savaient reconnaître un coup monté quand ils en voyaient un, et déclarèrent qu’il n’y avait aucune preuve pour inculper le couple âgé. Par ailleurs, si la Peace Society ne pouvait fournir de preuve, ses membres seraient condamnés à verser des dommages-intérêts aux Donnelly. Pour les membres du « comité de vigie » secret de la Peace Society, c’était la goutte d’eau qui venait de faire déborder le vase. Le 4 février, ils passèrent aux actes.
James Donnelly, père, fut le premier à tomber, après s’être fait fracasser le crâne. En hurlant, Tom fonça sur les attaquants et sortit en trombe de la maison par la porte avant. D’autres hommes attendaient à l’extérieur, et ils se ruèrent sur Tom en le rouant de coups avec des fourches et des bâtons. Johannah, les suppliant de lui laisser le temps de prier, fut battue à mort sur le plancher de la cuisine. Bridget se précipita à l’étage supérieur, mais ne réussit pas à échapper à ses assaillants.
Avant de partir, les hommes versèrent de l’huile à lampe sur les lits et y mirent le feu. Johnny O’Connor, caché sous son lit qui s’était enflammé, attendit que le dernier des hommes soit parti, puis s’échappa et se rendit dans la maison d’un voisin. Comme il courrait dans la maison en flammes, il trébucha par inadvertance sur le corps inerte de Johannah. Avec horreur, il entendit la vieille femme pousser un grognement sourd.
James, Johannah, Bridget, et Tom furent enterrés dans le même cercueil. L’incendie n’avait rien laissé d’autre que des cendres et des fragments d’os. John Donnelly, qui fut abattu par balle au cours de la même nuit dans le hall d’entrée de la maison de son frère Will, fut enterré dans son propre cercueil. Personne ne sait combien de gens se trouvaient parmi la foule des assaillants cette nuit-là. Les historiens croient qu’au moins 30 hommes avaient pris part au massacre. Au final, 13 personnes furent arrêtées pour les meurtres des Donnelly, et des accusations furent portées contre six autres. Malgré le témoignage accablant de Will Donnelly, tous furent jugés non coupables.
Le procès fut très médiatisé. Quand le verdict fut prononcé, les défendeurs quittèrent le palais de justice de London, Ontario, sur les épaules de leurs amis. Un attroupement spontané se dirigea vers le bar de l’hôtel City Arms, près de 1 000 personnes se joignant à la parade triomphale des accusés. Mais tous n’avaient pas le cœur à célébrer. Plus tard cette nuit-là, Bob, l’un des trois fils Donnelly survivants, se faufila à travers les fêtards et se rendit jusqu’au bar où il annonça : « Je veux offrir un verre à tous les meurtriers ici présents. » Personne n’accepta son offre.
Will, Bob, et Pat Donnelly construisirent une nouvelle propriété sur le domaine familial, et plantèrent cinq marronniers d’Inde, un pour chaque membre des Donnelly qui avait péri cette nuit-là. Deux de ces arbres sont toujours là aujourd’hui. Après les funérailles, Bob érigea une seule pierre tombale pour les membres de sa famille abattus : une longue colonne en marbre noir sur laquelle le mot « assassiné » est gravé à côté du nom de chaque personne. En 1964, le prêtre de la paroisse locale, las de l’attention suscitée par cet ornement funéraire, la remplaça par une pierre tombale plus modeste. Malgré cela, cette simple pierre relate une histoire terrifiante : cinq membres d’une même famille, tous morts au cours de la même nuit.
Plus d’un siècle s’est écoulé depuis, et les Donnelly n’ont pas sombré dans l’oubli. Le village de Lucan a inauguré un musée pour commémorer l’incident, même si certaines des personnes plus âgées de la communauté évitent d’aborder le sujet. Des descendants des justiciers d’antan vivent toujours dans la région, et nul ne tient à ce qu’on lui rappelle que son arrière-arrière-grand-père a assassiné son voisin par une nuit d’hiver glaciale. Et, bien entendu, les fantômes sont toujours là. Salts mentionne que certaines personnes qui ont visité la propriété ont fait l’expérience de choses étranges : des visages qui apparaissent dans la fenêtre de la propriété familiale, ou un toucher sur l’épaule quand personne d’autre n’est présent. Des voyants ont déclaré avoir aperçu les silhouettes fantomatiques d’un homme barbu et d’une femme à l’air sévère, vêtus de vêtements en toile grossière.
Salts nous précise que les expériences paranormales les plus intenses semblent se produire dans la grange, probablement parce que les poutres remontent à l’époque du massacre. Deux documentaristes qui avaient passé la nuit dans la grange ont affirmé avoir entendu des pas dans la paille et ont ressenti une étrange pression sur leur poitrine. Lors d’un autre incident, une adolescente a raconté que quelqu’un avait tenté de l’agripper. « Quand nous avons observé son bras, nous avons vu qu’elle avait des ecchymoses récentes en forme de main, ça l’a vraiment marquée », nous dit Salts. Sans doute que les anecdotes les plus célèbres concernent Roman Line. Selon la légende, les chevaux refuseraient d’emprunter Roman Line à la date anniversaire du massacre, et ils évitent la propriété des Donnelly en tout temps. Les écuyers doivent marcher à côté de leurs bêtes apeurées jusqu’à ce que la propriété soit hors de vue.
D’après Salts, l’ancien propriétaire de la propriété familiale a essayé d’héberger un cheval, mais l’animal paniqué ruait à tout bout de champ. J’espérais pouvoir ajouter une autre expérience à cette liste de rencontres paranormales, mais aucun spectre ne s’est manifesté durant notre visite à Biddulph et aucun fantôme n’a croisé notre route. Jusqu’en début de soirée, toutefois, alors que nous venions de garer notre moto pour prendre des photos de l’ancienne école où les membres de la soi-disant Peace Society ont ourdi leur massacre sanguinaire.
Un homme chevauchant une Honda Superhawk argentée s’est rangé près de nous, croyant que notre moto était brisée. Son nom : Rob Donnelly. La famille de Rob n’a aucun lien de parenté avec les Black Donnelly (à une certaine époque, quelques familles de la région portaient le même nom), mais la légende ne cesse de captiver l’imaginaire des gens. « C’est vraiment difficile pour moi de commander une pizza par ici », nous dit Rob avec un sourire piteux. « On croit toujours que je plaisante. »
Une visite chez les Donnelly
>> Les événements entourant l’histoire des Black Donnelly ont eu lieu dans le village et aux alentours de Lucan, situé à 30 km au nord de London, en Ontario.
>> La tombe des Donnelly se trouve dans le cimetière adjacent à l’église St. Patrick, à l’intersection de la route Numéro 4 et de Roman Line, trois kilomètres au sud-est de Lucan. Pour se rendre à la propriété familiale des Donnelly, il faut parcourir sept kilomètre au nord du cimetière sur Roman Line. La gravelle est en grande partie damée, mais devient plus éparse à l’approche de la propriété. Si vous êtes en moto, restez dans le sillon des voitures, et vous n’aurez aucun problème.
>> Pour organiser une visite guidée de la propriété familiale, il est préférable d’appeler au préalable. Les visites guidées durent habituellement 90 minutes et coûtent 15 $ par personne. Robert Salts (519 227-1244; rsalts@quadro.net) relate l’histoire des Donnelly avec brio et cette visite vaut amplement le déplacement. Salts vend des exemplaires du livre qu’il a publié lui-même : You are Never Alone : Our Life on the Donnelly Homestead pour 20 $.
>> Si vous envisagez de rester pour la nuit, vos meilleures options d’hébergement se trouvent à London ou à Grand Bend, une ville balnéaire populaire sur les rives du lac Huron, située à 40 km au nord-ouest de Lucan. La rue principale de Lucan propose quelques restaurants acceptables.
>> Un petit musée bien songé sur les Donnelly a récemment ouvert ses portes au centre-ville de Lucan (donnellymuseum.com). Le personnel du musée est obligeant et bien renseigné, et il est possible d’explorer une maison en bois rond de la même époque que celle des Donnelly sur la propriété.
>> Pour connaître l’histoire détaillée et captivante de la famille Donnelly, vous pouvez vous procurer le livre The Donnelly Album, de Ray Fazakas, pour 20 $ au musée. Fazakas, un avocat à la retraite d’Hamilton, est l’expert reconnu des Donnelly. La majeure partie de la collection du musée provient de ses archives personnelles.
Photos : Lana Munjas