Ils ignorent encore tout de la peur. Ils ne reculent devant rien. Ils n’agissent pas toujours de façon réfléchie. Neil Graham a survécu à un week-end de course avec les jeunes du Défi CBR125R de Honda.
La scène évoque le même surréalisme qu’un jeu vidéo où un joueur incompétent est aux commandes. Devant moi, une moto balaie la voie de droite à gauche en se frayant un chemin au sein d’un attroupement de motos. Soudain, un pilote évincé de sa trajectoire vire brusquement sur sa droite, espérant sans doute occuper l’espace libéré par le balayeur. Mais ça ne s’arrête pas là. Chacun des autres pilotes de la meute de 16 motos use de stratagèmes. Deux pilotes en talonnent un troisième en vue de profiter de son aspiration, mais juste avant qu’ils puissent s’élancer pour le dépasser, un quatrième pilote s’approche à leur hauteur et leur bloque la voie, entraînant un cinquième pilote dans son sillage. On se croirait au beau milieu du stationnement d’un centre commercial le weekend avant Noël sous une bruine glaciale.
Mais à une différence près : nous filons à 90 mi/h (145 km/h) sur le long droit opposé du circuit de Mosport et les pilotes sont loin d’être des mères et des pères de famille au volant de minifourgonnettes, mais sont plutôt (à quelques exceptions près) des garçons et des filles en pleine adolescence. Je suis l’une de ces exceptions, mais je me moque carrément de leur jeune âge; une fille vêtue d’une combinaison en cuir rose vient tout juste de me dépasser et je dois trouver un moyen de reprendre les devants.
La journée avait mal commencé. Ed Sorbo, l’instructeur de pilotage du Défi CBR125R de Honda (qui se déroule en même temps que la série Parts Canada Superbike), m’a fait part de commentaires troublants. Après m’avoir suivi pendant la première séance d’entraînement, Ed (dont la carte professionnelle indique Edventure Racing) me dit que je n’utilise pas le sixième rapport de la boîte de vitesse. Je lui réponds, écartant sa remarque en ricanant, que j’utilisais bel et bien le sixième rapport. Il m’a alors demandé pour quelle revue je travaillais. Je le lui dis. « Je ne la connais pas », m’a répondu Ed, un Californien de petite taille et dont la chevelure ressemble aux crins en nylon d’une brosse à récurer les cuvettes de toilette. « Vous étiez à la limite du rupteur en descendant la pente à la sortie du deuxième virage. Ce qui signifie que vous étiez en cinquième ». Je l’ai regardé de haut tandis qu’il me fixait en levant les yeux vers moi. Ni l’un ni l’autre n’a cligné des yeux.
À la séance suivante, je compte mes rapports en quittant la ligne des puits et, contre toute attente, Ed avait raison : je n’avais pas sélectionné le sixième rapport. Pour ma (piètre) défense, ma moto d’essai présentait une légère hésitation à engager le dernier rapport. Plus tard, j’ai admis à Ed qu’il avait raison et que j’avais tort. Son sourire, qui signifiait « je te l’avais bien dit », m’a fait le même effet qu’un coup de poing. Puis, il a tourné le fer dans la plaie en me donnant des conseils éclairés sur la conduite à haute vitesse en moto. Ed m’explique que je dois m’assurer de négocier chaque virage en engageant le rapport le plus élevé possible. Si le rapport est trop bas, m’explique-t-il, tout ce que vous ferez sera de ralentir en fonction du rapport sélectionné au lieu d’atteindre la vitesse maximale du virage. Après son départ, je me suis assis pour réfléchir à tout ce qu’il m’avait dit. Pourquoi n’y avais-je pas songé avant? Je fais cette même erreur depuis que je pilote une moto.
C’est le genre de révélation qu’on obtient à la lecture d’un brillant ouvrage, ce moment « révélateur » qui se produit lorsqu’un auteur cristallise en termes clairs un fait avéré qui n’avait été jusqu’alors qu’une vague notion théorique. Je veux trouver Ed et embrasser le dessus de son minuscule crâne abrasif. Malheureusement, l’utilisation de tous les rapports de la boîte de vitesse sans rétrograder de façon irréfléchie n’a pas réussi à changer de manière appréciable mon temps par tour; dans la pratique, j’accuse six secondes de retard par tour. À l’exception de mes limites en tant que pilote (mon niveau d’habileté est, au mieux, passable), mon principal problème est le poids. Certains des jeunes pilotes sont exceptionnellement légers, pesant au moins 100 lb (45 kg) de moins de que moi, et avec 12 ch, c’est un avantage insurmontable. Du moins, c’est ce que je croyais.
Pendant mes séances d’entraînement, je me tiens à l’écart des autres pilotes pour me concentrer sur mes trajectoires de course et les points de changement de rapport. Au guidon d’une moto de 12 ch, le circuit de Mosport qui m’est pourtant familier ne l’est plus. Je n’avais jamais remarqué, par exemple, que la ligne droite opposée était presque entièrement ascendante. À 250 km/h sur une moto sport pleine grandeur, il m’est impossible de déceler ce genre de détails topographiques mineurs. Je me contente de m’accrocher en essayant de me souvenir de respirer. Je dois aussi m’habituer à sélectionner le sixième rapport récalcitrant au sommet de la dernière pente, tout juste avant de négocier le virage à la fin du long droit. Cela me rappelle la dernière fois où j’avais piloté une CBR125R sur la piste, en 2008. J’avais écrit que cette expérience s’apparentait à « prendre part à une course en Championnat du monde, mais avec une perte de puissance de 95 % », ce qui est bien le cas. Dans la pratique, je décris un arc trop serré dans les larges virages rapides, ce qui me fait perdre de la vitesse inutilement.
Je ne réussis à regagner ma vitesse qu’après deux autres virages. Chaque erreur est amplifiée et immédiatement ressentie. Je passe mes premières séances à grogner à l’intérieur de mon casque contre ma propre inaptitude. Pour rouler vite sur un imposant circuit comme celui de Mosport, il faut utiliser la technique du drafting. Lors de la dernière séance d’entraînement avant les qualifications chronométrées, j’avais rattrapé un pilote plus lent et avais été radicalement aspiré vers sa roue arrière. Comment avais-je pu oublier ce principe fondamental du pilotage de motos sous-motorisées? En 2008, le chroniqueur David Booth et moi avions employé cette technique en nous dépassant l’un l’autre à volonté, et lors du dernier tour, je savais que je venais de le battre quand il était passé devant moi. Dans la guerre du drafting, le pilote qui se trouve derrière a le dessus. Du moins, c’est ce que je croyais.
Ma stratégie en vue des épreuves de qualification consisterait donc à coller au derrière d’un ado maigrelet et de profiter de l’aspiration pour me frayer un chemin aérodynamique tout en me tenant non loin derrière. Mais il s’est mis à pleuvoir et les épreuves de qualification sont tombées… à l’eau. La grille de départ sera déterminée en fonction des chronos établis lors de l’entraînement la veille. Comme je n’y étais pas, je devrai donc partir à la queue du peloton, soit en 28e position sur 28 pilotes.
Dans les puits avant la course, je jauge mes concurrents. À l’exception de quelques adultes, la plupart des pilotes sont âgés de 12 à 20 ans. C’est le festival des boutons, des appareils orthodontiques et des nattes. Il semble y avoir un nombre presque égal de filles et de garçons. Certains plaisantent, d’autres pas. Assis sur les marches de la remorque se trouve un jeune portant une combinaison en cuir ample et un casque dont la visière est abaissée. La course ne débutera pas avant 30 minutes. Il a l’air maussade et renfrogné . Il me fait penser à moi au même âge. Je ressens une certaine sympathie pour lui. Il me lance un regard furieux. Je m’assois sur la marche à côté de lui juste pour l’irriter, et pour élaborer mon plan de course.
Comme je suis en dernière position sur la grille de départ, je ne peux me permettre de laisser les jeunes me devancer dès le début de la course. L’utilisation d’une technique de drafting efficace s’apparente à l’escalade en montagne : chaque main et chaque pied suivent une progression ascendante sur la paroi rocheuse – on ne peut pas sauter sur une saillie située 15 pieds (4,5 m) plus haut. Je dois dépasser les pilotes plus lents immédiatement puis partir aux trousses d’un pilote qui file à une allure décente, et je dois y parvenir avant d’atteindre le deuxième virage. Mon plan fonctionne. Un pilote hésitant devant moi me donne une aspiration suffisante pour le dépasser et en rattraper un autre devant pour que je puisse répéter mon petit manège et rattraper encore un autre pilote. Je suis dans la course!
Rouler à tombeau ouvert en compagnie d’une douzaine de motos qui filent également à la même allure est diablement jouissif. Personne ne cède un centimètre à l’autre et nul n’ose ralentir. (Un simple relâchement de l’accélérateur aura pour effet de vous ralentir comme si vos deux roues étaient encastrées dans du ciment.) L’inconvénient de cette folie furieuse est le risque de chute. Une simple erreur commise par un des pilotes peut envoyer au tapis une douzaine de motos. Durant notre course, le drapeau rouge est levé à deux reprises en raison de chutes, mais je réussis à éviter le carnage. Ce qui est très peu caractéristique.
La technique du drafting requiert un genre de collaboration particulière de la part des participants dans le cadre d’une poursuite qui se veut autrement individuelle. En descendant la pente pour me diriger vers le virage le plus lent du circuit, je tourne la tête de part et d’autre pour me trouver un complice, car après le virage Moss se trouve le long droit, et compte tenu de mon gabarit, je vais être laissé pour mort si je suis seul. Mieux vaut sacrifier un peu de vitesse et me retrouver derrière les autres plutôt que de risquer le tout pour le tout seul. Je me range derrière le peloton de tête, mais il ne me reste pas assez de tours à faire pour être parmi les 10 premiers. Je tente de coiffer Leah Vignale au fil d’arrivée, mais elle me devance par quatre millièmes de seconde. Après la tombée du drapeau à damier, je suis passé de la 28e position à la 16e position au fil d’arrivée, avec un meilleur passage au tour d’un peu plus de deux minutes et six secondes, ce qui est le cinquième meilleur temps de la course, et six secondes de moins qu’à l’entraînement. À la tombée du drapeau, je suis à 5,7 secondes du vainqueur, ce qui est très près, si on fait abstraction des 14 motos entre nous.
Comme la ronde à Mosport est un programme double, nous nous réunissons de nouveau le dimanche et recommençons tout à zéro. Au cours de la séance d’entraînement du matin, je me dirige intentionnellement seul sur le circuit pour voir si je peux améliorer mes trajectoires et écourter mes temps de passage avec et sans l’utilisation de la technique du drafting. L’écart est toujours de six secondes. Puis je fais ce que je fais habituellement lorsque je connais du succès, même modeste. Je décide de me dépasser. Je veux figurer parmi les 10 premiers, et ce, même si je remets encore en question ma participation même à cette course.
Quand j’étais jeune, les enfants de mon voisinage se rassemblaient à l’angle des rues Lemoine et Maple après le souper. Le sujet de notre conversation portait invariablement sur les habitudes sexuelles de la gent féminine. À part le fait de me donner des renseignements tellement inexacts que je suis toujours en train de démêler la réalité de la fiction 35 ans plus tard, j’ai appris que lorsque des adultes se mêlaient aux enfants, cela avait quelque chose d’un peu inquiétant. Un adulte solitaire dans la vingtaine, peu populaire, se tenait toujours près de notre lieu de rassemblement en soirée, cherchant à se faire accepter de notre groupe. Même quand nous avions 10 ans, nous trouvions déprimant que quelqu’un qui avait 10 ans de plus que nous veuille nous fréquenter. Même si des participants de tous âges peuvent prendre part au Défi 125, il est avant tout conçu pour les jeunes et nous le savons tous, et à mesure que le weekend s’étire, je deviens de plus en plus mal à l’aise.
Le dimanche, mes chances de faire partie de la première moitié du peloton s’évanouissent dès le deuxième virage du premier tour. Comme j’essaie de contourner trois pilotes par l’extérieur, une moto s’immisce devant moi et j’hésite, me relevant et relâchant l’accélérateur. Si je m’étais mesuré à des adultes, j’aurais levé le coude en me préparant pour l’impact. Au lieu de ça, j’ai laissé le champ libre au pilote. Les leaders étant maintenant hors de vue depuis un bon moment, j’ai amorcé une bataille de drafting avec Ian McWhirter et Nicole Pilkington. McWhirter, de Calgary, décrit des trajectoires tout simplement parfaites, et Pilkington et moi nous tenons derrière lui en attendant l’effet d’aspiration dans le long droit opposé. Alors que Pilkington se rapproche de McWhirter, je me rapproche de Pilkington, et lorsqu’elle se libère de son aspiration pour se ranger à côté de lui, je la suis, en ayant l’intention de la surprendre en me libérant de son aspiration pour mener notre trio dans le virage. Cela ne se produira pas.
Au lieu de se ranger en douceur aux côtés de McWhirter, Pilkington déporte agressivement sa moto sur la gauche, comme si elle essayait d’éviter un porc-épic mort sur son chemin, et heurte McWhirter. Le levier de frein droit de Pilkington entre en contact avec le coude de McWhirter, ce qui a pour effet de bloquer la roue avant de la jeune fille. (S’il peut sembler étrange que je me souvienne de tous ces détails avec autant de clarté, c’est seulement parce que j’ai passé en revue une douzaine de fois les images captées par ma caméra de bord. Pour visionner le court-métrage sur mon weekend en piste, incluant l’accident, réalisé par l’éditeur Web Derreck Roemer, visitez cyclecanadaweb.com.) Puisque la technique de drafting consiste essentiellement à faire du talonnage, je n’ai nulle part où aller et encore moins le temps de penser.
J’ai vaguement connaissance que la moto de Pilkington se couche sur son flanc et qu’elle de se déplace sur sa gauche, alors je vise la moto. Tout ce que je sais ensuite, c’est que je suis en train de glisser sur le derrière les pieds devant. Je me souviens que l’ancien pilote de course Paul Penzo m’avait déjà dit qu’il fallait se laisser rouler sur le derrière d’une fesse à l’autre en glissant afin d’éviter de perforer sa combinaison en cuir.
Après avoir glissé les pieds devant pendant un très long moment, mon caleçon s’est trouvé coincé dans la craque de mes fesses à 90 mi/h (145 km/h). Quand j’ai enfin cessé de rouler, j’ai quitté la piste en rampant et me suis effondré sur le remblai gazonné. Par le truchement des haut-parleurs, j’entends l’annonceur de la piste, grisé par le ton mielleux de sa propre voix, que la course est sans incident. Dès que je peux me relever, je vais le retrouver pour l’empoigner par le fond de culotte et le secouer de toutes mes forces. Puis j’enlève mon casque, je franchis avec peine la clôture qui sépare les spectateurs de la piste et m’assois sur une chaise de jardin sous un auvent. Les propriétaires de la chaise et de l’auvent ont l’air surpris mais se montrent accueillants. En me levant pour m’en aller, je me cogne la tête tellement fort sur le support de l’auvent que j’entends un bourdonnement aigu dans mes oreilles pendant quelques minutes. Décidément, il y a des risques partout.
Nicole Pilkington est ébranlée, mais va bien. Elle est menue et retient ses larmes. Sa main est enflée. Je pose ma main sur son épaule dans un geste de réconfort, mais je ne lui offre aucun conseil. Je ne tiens pas à jouer le rôle de la personne plus âgée qui saisit toutes les occasions de livrer des perles de sagesse provenant du monde des adultes. Je ne possède aucune sagesse. Les courses de moto, tout comme jongler avec des couteaux ou atteindre la limite de sa carte de crédit pour faire un voyage qu’on ne peut se permettre, sont extrêmement divertissantes jusqu’à ce que, soudainement, ça ne le soit plus. Pilkington participera de nouveau à des courses de moto. Peut-être qu’elle a tiré des leçons de cette expérience, peut-être que non. Quant à moi? Je me dirige vers l’annonceur de la piste. Très lentement…