Ça semblait si simple, pourtant. Il s’agissait de rouler le long d’une ligne de chemin de fer déclassée jusque dans le fin fond des bois. Mais, comme Steve Thornton l’a découvert, c’est difficile de garder les pieds au sol quand on ne peut même pas l’atteindre!
Je suis enlisé dans la gravelle, incapable de rétracter la béquille latérale de la XR650 qui est si haute, qu’elle semble montée sur des échasses. Environ une centaine de mètres au bout du sentier, Neil se tient immobile avec son appareil Nikon en main, attendant que je roule dans l’eau, mais je n’arrive même pas à faire bouger la moto. Si je n’étais pas passé devant lui plus tôt ce matin sur la KLR, ce serait sûrement le moment le plus embarrassant de toute ma journée.
Mes jambes ne sont pas assez longues pour cette moto. Je suis contraint de me déhancher pour poser un orteil au sol, ce qui m’empêche alors d’atteindre la béquille latérale.
Quelques minutes plus tôt, Neil avait traversé la mare avec sa monture, prétendant qu’il ne s’agissait que d’un peu d’eau recouvrant le sentier. « Mets-toi en première! me crie-t-il de l’autre côté. Ne lâche pas le gaz! »
Il suffit donc de me mettre en première et de décoller. Après tout, Neil a réussi à le faire, et sur une moto plus lourde, même si cet exploit semblait défier les lois de la physique. Quand je parviens enfin à rétracter la béquille latérale, je procède comme il me l’a dit : passer en première et donner du gaz.
Le problème, bien entendu, ce n’est pas l’eau, mais ce qu’il y a en dessous. Cette voie ferrée déclassée est recouverte de diverses substances allant de la gravelle à de la terre battue en passant par du sable mouillé, et la surface est parfois lisse, parfois aussi dure qu’un sentier de randonnée pédestre. Cela ne pose aucun problème quand on peut le voir à l’œil nu.
J’ai déjà oublié le conseil de Neil m’intimant de « rester détendu ». J’agrippe le guidon et je jure de mourir plutôt que de lâcher le gaz. Au début, l’eau ne me ralentit qu’un peu puis elle devient plus profonde et se met à lutter avec la roue avant. Je donne du gaz. Quelque part, Neil a l’œil derrière l’objectif du Nikon, et il se tient presque dans ma ligne de tir. Ça m’est égal, je donne du gaz. L’eau explose sur mon visage, et tout juste avant de m’extirper de la mare, Neil s’ôte de ma trajectoire. Je roule pendant quelques mètres sur la terre sèche, je m’arrête et je pousse un cri de victoire non caractéristique. Neil marche vers moi avec son appareil photo, tout sourire. Il est trempé. « Si tu avais su que tu aurais à franchir ce passage à gué, serais-tu venu quand même? » « Cette flaque? », lui ai-je demandé.
Avant de nous remettre en route, complètement mouillés et victorieux, il me dit qu’il n’y aura plus d’eau et que je peux donc relaxer.
Mais je n’arrive pas à relaxer.
Ces motos sont faites pour ce genre de pilotage. Les deux motos sont des doubles usages très hautes, propulsées par un monocylindre, et cette ancienne voie ferrée à l’est de Toronto n’est pas une piste difficile, même si elle n’est pas sans comporter certains défis. La Kawasaki KLR650 et la Honda XR650, dotées d’une suspension à long débattement et de pneus à crampons double usage, se sont acquittées facilement des quelque 60 à 70 kilomètres que Neil et moi avions parcourus ce jour-là. J’ai été agréablement surpris une fois ou deux. Les motos avaient réussi à surmonter les rebords abrupts de plusieurs ponts en bois pourri, ne transmettant presque aucune secousse alors qu’une moto de route ordinaire aurait pu s’affaler. Et lorsque la piste devenait plus lisse ou abîmée, la Honda et la Kawasaki maintenaient leur trajectoire sans broncher tout en demeurant bien plantées.
En fait, c’était moi le problème : ma physionomie n’est pas adaptée à ces motos. La Kawasaki est tellement haute que lorsque je m’assois dessus en premier, la suspension ramollit et la béquille latérale fait pratiquement pencher la moto sur son côté droit. Au moins, je peux poser les deux orteils au sol en même temps, ce qui est impossible sur la Honda. Il faut vraiment que je me déhanche sur cette moto afin qu’un de mes pieds touche au sol. C’est à un point tel, que lorsque nous faisons un arrêt, Neil doit me guider vers un espace de stationnement en bordure du trottoir, lequel me sert d’escabeau.
La hauteur n’est problématique que dans les stationnements. La pédale de frein arrière de la Honda semble ajustée à un niveau plus élevé que le repose-pied droit. Donc, afin de pouvoir appliquer le frein arrière, je dois soulever tout mon pied, ce qui fait que je dois exécuter les manœuvres à basse vitesse à l’aveuglette. Neil, qui est plus grand que moi de plusieurs centimètres, n’a pas ce problème. Et de toute façon, c’est une question d’adaptation personnelle. C’est la hauteur de selle de la Honda, qui ne peut pas être facilement réduite pour accommoder ma hauteur de 1,80 m, qui envenime les choses. Sur l’autoroute en quittant Toronto, Neil s’est arrêté sur l’accotement pour que nous ayons une discussion, mais en raison de l’inclinaison de l’accotement, j’étais incapable d’abaisser la béquille latérale sans faire tomber la moto sur le côté droit, alors j’ai dû me stationner à un angle de 90 degrés sur l’autoroute. Après notre discussion, je devais affronter la perspective démoralisante de devoir décoller dans le trafic de l’autoroute 401 de façon perpendiculaire, et ce, sur une moto avec laquelle j’avais déjà du mal à décoller tout court.
Je n’avais pas envisagé ce problème quand Neil m’avait proposé de faire cet essai. « La piste se rend jusqu’à Bancroft, m’avait-il dit. C’est une ancienne ligne de chemin de fer, alors il n’y aura aucune pente ni de virage étroit. Ce sera facile ». Il n’avait fait aucune mention de mares, ni même de plages. Je m’étais imaginé rouler le long d’une ligne de chemin de fer, avec des rails en acier pour nous guider de sorte que nous ne nous égarions probablement pas, et quelques branches d’arbre, ici et là, que nos roues franchiraient sans problème « Est-ce qu’il y a des restaurants sur notre chemin? » m’étais-je contenté de lui demander.
Comme il ne voulait pas risquer que je me plante avec la Honda dans les rues de Toronto, j’avais pris la Kawasaki quand nous nous étions mis en route ce matin-là. C’est une moto confortable équipée d’un petit carénage et de repose-pieds bien positionnés. Dans l’ensemble, son ergonomie est confortable. Il est possible de voyager sur cette moto, et le compartiment à bagages fixé sur l’aile s’est révélé fort pratique.
La KLR est refroidie par liquide et est munie d’un compte-tours, mais même si les vibrations ne deviennent jamais désagréables, elles sont tout de même perceptibles, et je n’ai pas atteint une seule fois la zone rouge du moteur. C’est une moto gorgée de couple et la seule façon de la piloter semble être de changer les rapports de façon anticipée. Sur la 401, la KLR suit aisément le trafic à 120 km/h, et même si elle est leste à vitesse d’autoroute, elle paraît bien plantée et affiche de bonnes manières; elle ne vous jouera pas de tours si jamais vous tentez d’esquiver une Toyota qui dévie de sa trajectoire.
Après un arrêt pour nous désaltérer au Costa’s Coffee dans le village de Hastings, nous dénichons une ornière gazonnée qui nous mène sur le sentier. Le chemin n’est pas bien balisé, mais Neil possède un incroyable sens de l’orientation. Il croit que le sentier pourrait bien se situer par là, alors nous nous dirigeons dans cette direction et nous le trouvons. Nous croyons qu’il s’agit du sentier Hastings Heritage, qui s’étend sur près de 130 km et qui est orienté à peu près nord-sud, jusqu’à la région des chalets d’été près de Bancroft.
Je pilote la Kawasaki, et ce n’est pas si mal; ce sentier est formé de deux ornières lisses creusées par les VTT et est séparé par une butte peu élevée composée d’un mélange de gazon et de gravelle. Le sentier passe à travers des champs d’herbes hautes et de petits buissons et, à l’occasion, une branche effleure notre casque ou un rétroviseur. Devant moi, Neil se déplace d’une piste à l’autre, traversant la petite crête centrale sans difficulté. Je suis ses traces et la Kawasaki se comporte bien, mais j’exécute les manœuvres avec plus de prudence et de nervosité. Au bout d’un moment, Neil s’arrête. Il me devance suffisamment, mais nous sommes tous deux dans la piste droite et en me rapprochant de lui, je tente de franchir la butte pour prendre place à sa gauche. Mais je ne braque pas la moto avec suffisamment d’autorité et celle-ci ne veut pas traverser la crête.
J’emboutis le côté gauche de la moto de Neil. La Kawasaki et moi tombons à terre tandis que Neil, qui observait un chevreuil sur la piste, garde son calme.
Aucun de nous n’est blessé et il insiste gentiment pour redresser la KLR pour moi. « Traite-la comme une piste d’auto de route », me conseille-t-il à propos de la crête centrale. Les dommages à la KLR sont esthétiques, et elle redémarre sans problème.
Plus tard, j’échange ma moto contre la Honda. Elle pèse près de 40 kg de moins que la KLR et ça paraît. Elle est plus étroite et, curieusement, elle est refroidie par air. Il n’y a aucun compte-tours, mais ça ne semble pas être un oubli : les vibrations indiquent quand changer les rapports, et comme c’est le cas pour tous les gros monocylindres, la réponse optimale du moteur est à bas régime. Quand on change les rapports de façon anticipée, la machine tire solidement.
La Honda transmet plus de vibrations que la Kawasaki, mais elles ne deviennent jamais gênantes. La selle de la Honda a l’air élevée par rapport à la moto, on a l’impression de s’asseoir dessus, et plus tard, quand je reprends la KLR, j’ai l’impression de m’asseoir sur une moto de type chopper en comparaison. C’est vraiment perceptible à ce point : on est sur la Honda, mais à l’intérieur de la Kawasaki, et les pieds sont nettement plus abaissés sur les repose-pieds de la Kawasaki, alors que les bras semblent être plus relevés. La selle de la Kawasaki n’est pas plus confortable, mais elle est réellement différente. Les deux selles ne deviennent légèrement inconfortables qu’après de nombreuses heures de conduite; aucune des deux motos ne cause de douleur, même après une journée complète passée en selle.
La clairvoyance de Neil est pourrie; nous nous trouvons encore devant une étendue d’eau qui est beaucoup plus vaste, soit deux ou trois mares reliées qui s’étendent sur environ 200 mètres. Neil les examine sommairement avec un bâton, puis s’élance avec la Kawasaki, qui se tortille et louvoie dans les endroits plus profonds. Je le suis dès qu’il sort son appareil photo et cette fois, il se précipite hors de ma trajectoire et prend ses distances. Il est à peine éclaboussé mais la visière de mon casque est encore une fois ruisselante d’eau.
Près de Bancroft, la piste devient sablonneuse et les motos se mettent à vaciller. Neil a suggéré que je pilote la Honda parce qu’elle est plus légère et je ne lui en veux pas pour cette allusion. Il passe devant moi, la Kawasaki se mettant de travers au passage de sections plus profondes, puis je passe au même endroit et la Honda se tortille. Donner du gaz, rester détendu, voilà ce qu’il faut faire. Je déteste encore plus le sable que l’eau; c’est une surface plus glissante, mais elle ne réussit pas à nous faire tomber. À Bancroft, la piste prend fin et nous sommes de nouveau sur l’asphalte. J’exécute rapidement quelques manœuvres de contre-braquage, tout simplement parce que je peux le faire.
Malgré les transitions difficiles entre les motos et les différentes surfaces du sentier, la seule fois où une moto est tombée, c’était par ma faute. Nous n’avons aucune douleur et aucun de nous ne s’est fait une forte opinion de l’une ou l’autre moto.
Dans les stationnements, la Honda m’a posé un plus grand défi, mais c’est une moto qui est plus à l’aise dans les sentiers, et peut-être aussi hors sentier. Si vous êtes capable de la chevaucher et si la gravelle et la terre battue se retrouvent sur votre chemin, la Honda constitue un bon choix. La Kawasaki n’est pas très loin derrière, mais perd quelques plumes en conduite hors route en contrepartie de son caractère plus pratique.
Mais la Kawasaki assume un rôle différent de celui de la Honda, et elle s’en acquitte bien. Dans l’ensemble, la Kawasaki semble plus aboutie que la Honda, ce qui s’explique sans doute par son évolution qui s’étale sur des décennies. Sur les autoroutes asphaltées, son poids additionnel ne constitue pas un handicap, et ses repose-pieds plus bas, son minicarénage et son ergonomie digne d’une table de salle à manger contribuent à transformer une moto qui a déjà été considérée comme l’archétype de la moto double usage en une routière sportive agile et peu coûteuse et qui ne perdra pas pied sur terre battue. Les vibrations du moteur ne sont envahissantes sur aucune de ces motos, et sur les routes canadiennes abîmées, sa suspension est une véritable bénédiction. Pour un pilote qui prévoit rouler davantage sur la route que hors route, mais qui ne veut pas se laisser démonter par un peu d’eau dans les sentiers, la KLR est un choix raisonnable, et compte tenu de son prix de détail, c’est une aubaine incroyable.
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Sortie de piste
Le sentier Hastings Heritage, qui s’étend sur 156 km, a d’abord fait office, il y a plusieurs décennies, de voie ferrée desservant les communautés minières et forestières du sud-est de l’Ontario, allant de la rive nord du lac Ontario jusqu’à la frontière sud du parc Algonquin.
Cette ligne ferroviaire appartenait au Canadien National et était fort achalandée, servant au transport du minerai et du bois d’œuvre, des passagers et des fournitures le long de cette importante route orientée nord-sud. Mais le paysage économique a évolué et, dans la dernière partie du 20e siècle, le CN n’avait plus aucune raison d’exploiter la ligne Hastings. Elle fut donc fermée.
En 1992, les rails et les traverses avaient été enlevés de la ligne de Hastings, laquelle était de plus en plus utilisée comme sentier de randonnée pédestre et équestre, mais ce n’est qu’en 1997 qu’un comité de direction fut formé pour entretenir cette route de façon ordonnée. Durant les premières années, le sentier était en piètre état, souvent partiellement recouvert d’eau et nécessitant un entretien général. En 1999, l’Eastern Ontario Trails Alliance (EOTA) a été constituée afin d’entretenir le sentier Hastings Heritage, et les conditions se sont améliorées.
De nos jours, plus de 15 000 personnes parcourent le sentier chaque année, et ce, en toutes saisons. On peut y apercevoir fréquemment des motoneiges, des VTT et des motos, et de nombreuses routes publiques traversent le sentier. Dans certaines régions, des règlements administratifs ont été adoptés afin d’autoriser les VTT sur les voies publiques. Le sentier Hastings Heritage s’étend de Glen Ross Road sur la voie navigable Trent, dans le sud, jusqu’à la région de Lake St. Peter près du parc Algonquin, dans le nord, et passe à proximité des villages de Bannockburn, Gilmour, Limerick, Bancroft et Maynooth vers le nord. De l’essence et de la nourriture sont disponibles dans plusieurs endroits.
L’EOTA continue d’entretenir le sentier ainsi que plusieurs autres dans la région du sud-est de l’Ontario. www.thetrail.ca