Record battu à plate couture

Par Alan CathcartPublié le

Les exploits en moto de Sir Al surpassent ce que la plupart d’entre nous ne réussiront jamais à accomplir — mais même sa propre feuille de route comporte des failles. Et comme il a été à même de le constater, nul ne peut prétendre avoir réellement piloté une moto tant qu’il ne s’est pas mesuré aux Salt Flats de Bonneville.

Bonneville — ce nom à lui seul évoque quelque chose de magique, je rêvais de m’y rendre depuis des années, et ce, avant même d’avoir vu le film L’Indian la plus rapide du monde. Bien que le film dépeigne parfaitement le paysage lunaire de Bonneville et réussisse à capter l’esprit de camaraderie et la quête de vitesse des participants, rien n’équivaut à se rendre sur place. Nommée en l’honneur du Capitaine Benjamin de Bonneville, un Français qui avait servi comme officier dans l’armée américaine et avait exploré la région dans les années 1830, la surface lisse de deux mètres d’épaisseur est un vestige de la dernière période glaciaire et constitue le centre mondial incontesté de la vitesse.

Dans mon esprit, Bonneville occupe le même rang que l’épreuve de l’Isle of Man TT en tant qu’une des expériences en moto les plus grisantes au monde. Pour célébrer le 50e anniversaire du modèle Bonneville de Triumph, j’avais décidé de m’attaquer au record du monde à Bonneville avec l’une des motos de l’ère moderne qui porte son nom. Ce modèle avait été baptisé ainsi en 1959 en l’honneur tardif de l’exploit que Johnny Allen avait réussi à accomplir le 6 septembre 1956 en atteignant une vitesse record de 214,17 mi/h (344,67 km/h) sur les Salt Flats de Bonneville. Il était aux commandes du profilé Texas Ceegar construit à partir du réservoir d’essence mis au rencart d’un avion de chasse F-4 Phantom et propulsé par un bicylindre de 650 cm3 issu d’une Triumph Thunderbird. Le constructeur britannique avait célébré cet exploit en lançant la T120 Bonneville de 650 cm3 en 1959.
 
Les représentants de Triumph avaient bien aimé mon idée quand je leur avais fait part de mon plan concernant la Bonneville au début de 2007 même si, à cette époque, les seuls records que je pouvais envisager de briser étaient le pointage national au championnat de l’AMA. Les records de vitesse internationaux de la FIM sont exclusivement fondés sur le cubage, peu importe le nombre de cylindres ou le type de moto. Mes chances étaient donc minces d’oser espérer battre le record de vitesse d’une GSX-R1000 de Suzuki dans la catégorie des 1 000 cm3 avec une moto à bicylindre parallèle. Mais les nombreuses divisions de l’AMA m’offraient une occasion d’y parvenir. Mais d’abord, je devais trouver quelqu’un pour me construire une moto. Entre alors en scène Matt Capri.

Capri, qui est âgé de 65 ans, possède une concession Triumph à Long Beach, en Californie. J’ai immédiatement réussi à convaincre Matt de m’appuyer dans ma quête, et il est même allé jusqu’à nous trouver un record à tenter de fracasser. Le sigle 1000 P-AG désigne un engin de 1 000 cm3 sans carrosserie et fonctionnant à l’essence ordinaire. Le record était détenu par une Kawasaki à quatre cylindres qui avait atteint ce qui semblait une vitesse réalisable de 154 mi/h (247,3 km/h). « Tentons notre chance », me dit Matt. « Nous avons tout ce qu’il nous faut ici pour te construire une moto qui fera tomber ce record, mais dis-toi bien que cette année ne sera qu’une séance d’entraînement. Il faut un certain temps pour s’habituer à rouler sur les Salt Flats, et peu importe les résultats exceptionnels que la moto réussira à produire sur le dynamomètre au niveau de la mer, il faudra aussi un certain temps pour en atteindre de semblables en altitude ». À 4 291 pieds (1 308 mètres) au-dessus du niveau de la mer, la piste de Bonneville pose un défi supplémentaire pour ce qui est de contrer la perte de puissance de 13 pour cent causée par la plus faible densité de l’air en altitude.
 
Triumph USA nous a fourni une Bonneville Thruxton anciennement destinée au lancement de presse et qui avait été durement malmenée, afin que Matt puisse s’en servir comme pierre angulaire de son projet. Au terme de longues heures de travail et de réglage sur le dynamomètre, il est parvenu à accroître la puissance à la roue arrière, la faisant passer de 56 ch sur la moto de série à 102 ch, ce qui expliquait la raison de mon optimisme en route vers les Salt Flats.

Tout ce que vous avez pu lire à propos du caractère surréaliste et extraterrestre des Salt Flats de Bonneville est véridique. Il suffit de se rendre sur la piste saline au lever du jour, où on peut y observer les lève-tôt humant l’air frais grâce auquel les moteurs peuvent rouler avec une force et une vélocité accrues. En guise de spectacle, il n’y a que le néant baignant dans une toile de fond d’une blancheur inquiétante illuminée par les reflets rouges flamboyants du soleil levant.

À 16 km sur la piste saline, quelques maisons mobiles et remorques forment les puits. L’événement annuel BUB Speed Trials est une idée personnelle de Denis Manning. Celui-ci soutient que, au lieu de se contenter de faire partie de la seconde zone à l’épreuve SCTA Speed Trials dominée par les automobiles, les motos devraient avoir leur propre semaine sur les Salt Flats. C’est ainsi que, depuis 2004, Manning dirige le seul événement motocycliste de Bonneville reconnu officiellement par l’AMA et la FIM. Après deux heures d’attente en file pour m’inscrire (cette attente interminable fait partie intégrante de l’expérience vécue à Bonneville) et ensuite pour passer l’inspection technique, j’étais fin prêt.
 
Le premier départ est une expérience inoubliable. Une fois que le préposé au départ agite le drapeau vert en forme de huit, vous êtes prêt à décoller – il n’y a que vous, votre moto et la piste saline. Regarder la piste qui déferle sous vos yeux quand on est sur la sellette est l’une des visions les plus sublimes au monde. C’est à vous seul que revient la tâche de maintenir les gaz à fond en visant l’horizon. Deux minutes plus tard, j’avais fait mon baptême de la piste à Bonneville, et malgré un flottement latéral lent mais persistant, la Triumph s’était bien comportée sur la surface saline légèrement meuble. Elle m’avait également semblé rapide, engloutissant le mille dans un grondement de tonnerre puis en émettant un crépitement délibéré par l’entremise de ses doubles échappements libres volumineux en ralentissant.

De retour aux puits, on m’a informé que j’avais atteint 134 mi/h (215,7 km/h). « Pas mal pour un premier essai, mais tu as pris ça trop à la légère au départ et tu n’as pas fait grimper les tours », me dit Matt. « Montre-toi plus agressif la prochaine fois, le moteur est à toute épreuve, il aime rouler à hauts régimes. » Réduisant d’un cran la taille du gicleur principal, il m’envoya faire un autre essai. Cette fois, je fis ce qu’il m’avait dit en faisant grimper le régime moteur à 8 200 tr/min sur le dernier rapport, atteignant 141 mi/h (226,9 km/h) et rendant mon ajusteur heureux. « Très bien, nous sommes sur la bonne voie, mais maintenant, je veux que tu utilises tous les régimes », me dit-il.

J’ai donc pris place sur la ligne de départ pour mon troisième essai, mais j’ai manqué un rapport, corrigeant aussitôt mon erreur pour atteindre 144 mi/h (231,7 km/h). Matt n’a pas dit un seul mot, mais il n’était manifestement pas content. Puis, nous nous sommes rendus sur le parcours long en vue de nous attaquer au record, mais un orage nous a contraints à annuler notre deuxième journée d’essai. J’ai eu l’honneur d’être le premier à prendre part au départ de la troisième journée, qui était claire, ensoleillée et gâchée par un fort vent contraire. J’ai passé sur les trappes sur le dernier rapport à 9 000 tr/min, mais le compte-tours s’est mis à osciller frénétiquement en raison du patinage des roues sur le sel meuble. J’ai atteint de nouveau 144 mi/h (231,7 km/h), mais le vent contraire soufflant à 15 mi/h (24 km/h) nous permettait d’être optimistes. Matt m’a proposé de mettre de l’essence à indice d’octane élevé, ce qui était censé accroître la puissance de cinq pour cent.

De nombreuses équipes avaient décidé de reporter leurs essais pour la journée, étant donné que la pluie avait détérioré la surface saline. J’ai vite compris pourquoi lors de l’essai suivant, quand la moto s’est mise à se tortiller en raison du patinage des roues. Le fait d’actionner le frein arrière ayant permis d’atténuer cet effet, j’ai réussi à passer sur les trappes à 145 mi/h (233,4 km/h), ma meilleure marque jusqu’ici et avec mon pied sur le frein. « Nous avons quelque chose pour remédier à cette situation », m’annonce Matt, en disparaissant à l’arrière de la remorque pour en ressortir avec un pneu de course arrière pour le mouillé dont la massive bande de roulement donnait l’impression de procurer une meilleure adhérence que le pneu de supersportive que nous avions utilisé jusqu’ici.

Lors de la quatrième de nos cinq journées d’essai, je suis parvenu à atteindre 146 mi/h (235 km/h). Je m’améliorais, mais j’étais toujours à peine en deçà de la marge de cinq pour cent du record qui autorise un essai de retour au cours duquel le pilote peut bénéficier d’un vent arrière. Réussir à se qualifier est très important pour les coureurs des Salt Flats, et Matt était déçu. Nous n’avions pas réussi. Pour le moment, du moins.

Lors de la cinquième et dernière journée, j’ai eu un coup de chance.
 
Je suis tombé sur Chris Carr, le détenteur d’un record, et je lui ai dit que nous avions besoin de gagner juste un peu plus de vitesse pour nous qualifier. Il m’a conseillé de me tenir debout sur les repose-pieds en redressant les fesses. Il m’a assuré que cette technique permettrait d’accroître le régime du moteur. Même si je me suis senti un peu ridicule en procédant ainsi, il n’y avait rien de ridicule à propos des 300 tr/min supplémentaires que cette tactique m’a permis de gagner! Passant en flèche sur les trappes à 9 100 tr/min, j’ai atteint 147 mi/h (236,6 km/h). Nous avions réussi à nous qualifier!

Lors de l’essai de retour, j’ai essayé de tout faire correctement, sachant fort bien qu’il s’agissait de ma dernière chance de me rapprocher du record de la Kawasaki et de réaliser mon objectif personnel : atteindre la marque des 150 mi/h (241,4 km/h). Le résultat : 148,632 mi/h (239,2 km/h). Nous avions gardé le meilleur résultat pour la fin, mais le record devrait attendre à l’année suivante.

Un an plus tard, en 2008, nous étions de retour sur la piste saline, et quelques changements avaient été apportés depuis notre année d’apprentissage. Premièrement, j’avais obtenu l’appui de Pirelli pour nous fournir les pneus, après avoir personnellement expérimenté à quel point le pneu adéquat peut améliorer les performances.
 
Ensuite, Matt avait réussi à extirper le maximum de performance du moteur. Puis, une fois la moto à moteur atmosphérique apprêtée, Matt avait construit une version à moteur turbocompressé comme deuxième moto, espérant ainsi pouvoir se qualifier dans la catégorie 1000 P-BG à induction forcée. Mais ce qui avait débuté par une année prometteuse sur papier s’était terminé par des résultats décevants. Le démarreur de ma Bonneville s’était emballé dès la première journée, ce qui avait été le prélude d’une semaine désolante. Nous avions atteint 139 mi/h (223,7 km/h) à notre premier essai; notre deuxième essai, à 132 mi/h (212,4 km/h), était pire encore. La circonférence plus large du pneu Pirelli signifiait que nous devions modifier l’étalement des rapports. Après avoir expérimenté avec la démultiplication et la modification de la taille des gicleurs, nous avons réussi à atteindre 149,440 mi/h (240,5 km/h). Nous nous rapprochions de la marque des 150 km/h (241,4 km/h) qui nous échappait. Mais au cours de la quatrième journée d’essai, le moteur a rendu l’âme. La mince chemise de cylindre s’était brisée à l’endroit où Matt avait tenté d’extirper tout le jus du moteur. C’était la fin d’un rêve, croyions-nous à tort.

La triste fin de la Bonneville à moteur atmosphérique donna le temps à Matt de se concentrer sur la moto à moteur turbocompressé, et lors de son seul essai aller-retour, la moto établi un nouveau record pour la catégorie de 161,288 mi/h (259,568 km/h).

J’avais battu un record de l’AMA à Bonneville avec un modèle Bonneville lors du 50e anniversaire du lancement de la moto. Ce sont les célèbres paroles de Don Vesco qui résument le mieux cette expérience. « Vous ne quitterez pas les Salt Flats tant que vous n’aurez pas brisé toutes vos pièces, puis vous retournerez chez vous en vue de vous préparer pour l’année suivante. » Mission accomplie!

Ma propre quête sur la Bonneville s’est peut-être terminée là, à l’exception de deux choses. Premièrement, rouler sur les Salt Flats crée une dépendance incontrôlable et, deuxièmement, l’officiel des courses de la FIM pour les BUB Speed Trials, Charlie Hennekam, avait réussi à convaincre ses patrons de réviser les catégories pour 2009, établissant pour la première fois des classes différentes au sein de chaque catégorie de cylindrée de motos à monocylindre et à bicylindre, alors qu’auparavant, tout ce qui comptait était la taille du moteur. Cela signifiait qu’il y avait une toute nouvelle série de records du monde à tenter de faire tomber.

De retour à Bonneville pour une troisième année consécutive, la Bonneville Thruxton à moteur atmosphérique produisait 110 ch, tandis que la version à moteur turbocompressé développait une puissance remarquable de 230 ch. Comme j’étais le seul pilote à détenir une licence internationale de la FIM, on m’a confié la tâche de piloter les deux motos, donnant ainsi le champ libre à Matt pour les mettre au point toutes les deux, assisté de mon fils, Andrew Cathcart, et du nouveau membre de notre équipe, Roger Russell.
Nous concentrant d’abord sur la moto à moteur atmosphérique, et sur les 149 mi/h (239,8 km/h) atteints en 2007 comme point de référence, nous avons immédiatement marqué le rythme.

Grâce à la traction idéale fournie par le pneu de pluie Pirelli Diablo à bande de roulement à larges blocs, nous avons profité de la circulation fluide lors de la première journée de l’événement pour faire une demi-douzaine d’essais afin de peaufiner la carburation et la démultiplication. Après un retard de deux jours en raison d’une soupape défectueuse, nous avons roulé à des vitesses record toute la semaine. Dans un premier temps, j’ai réalisé mon objectif personnel d’atteindre 150 mi/h (241,4 km/h), puis le quatrième jour, j’ai enfin effectué l’essai parfait dans des conditions idéales dépourvues de facteur éolien. Atteignant le régime maximum et me tenant sur la pointe des pieds, j’ai établi le record du monde de la FIM de 152,678 mi/h (245,711 km/h) pour le mile, et de 152,770 mi/h (245,859 km/h) pour le kilomètre.

C’était maintenant au tour du turbo, et nous éprouvions toujours certains problèmes avec la livrée de puissance, étant donné que la pression d’admission se produisait soudainement. Le positionnement étrange du levier de vitesses compliquait les changements de rapport, mais finalement, j’ai réussi à bien les exécuter, et grâce au refroidisseur intermédiaire monté à l’arrière et rempli de glace sèche pour refroidir la charge d’arrivée, deux jours plus tard, je fracassais le record du monde de la FIM en atteignant 165,405 mi/h (266,194 km/h) pour le mile et 165,672 mi/h (266,623 km/h) pour le kilomètre. Mais nous savions que la moto avait davantage de cœur au ventre, et espérions atteindre 180 mi/h (289,7 km/h). Avec seulement 35 minutes à faire avant la fin de la dernière journée d’essai, nous nous apprêtions à reprendre le départ. Mais tout juste comme j’arrivais sur la piste, Andrew s’est mis à courir vers moi en agitant les bras. La canalisation d’essence avait une fuite, ce qui a mis fin à la fête. Et c’est ainsi que tout s’est terminé, mais bonne fête quand même, Triumph Bonneville!

Nous avons réussi à atteindre l’objectif que nous nous étions fixé, même s’il nous a fallu trois ans pour y parvenir. Malgré une migraine après les célébrations de cette nuit-là, nous étions déjà en train de planifier notre prochain record en 2010 sur les flats.

« C’est certain que le turbo est une moto capable d’atteindre 180 mi/h, me dit Matt en sirotant un cocktail Tom Collins au bar de l’hôtel. Et munie d’un carénage, elle sera encore plus rapide. Peut-être que nous devrions essayer de te faire admettre dans le club des 200 milles à l’heure ». Je suis partant, lui répondis-je. Je suis partant!

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