Oubliez Jupiter : passez un peu de temps avec Ted Simon

Par Uwe WachtendorfPublié le

Il n’est rien, si ce n’est qu’une contradiction. Le globe-trotter de la moto le plus célèbre n’est pas vraiment friand du sport de la moto. Uwe Watchendorf entreprend une randonnée de son côté, juste pour le retrouver.

Il n’est pas facile de rendre visite à Ted Simon. Atteindre la maison qu’il a construite lui-même en bordure d’une petite ville isolée du nord de la Californie exige de négocier au travers de 31 miles/50 kilomètres sur une route aux virages et changements d’altitude qui frôlent la démence. La route ne laisse aucune marge d’erreur, les abords de la chaussée jouxtant soit l’abîme, soit des escarpements rocheux massifs et abrupts. Même Simon, qui emprunte cette route depuis 28 ans, s’est trouvé, une fois, en équilibre au bord de l’abîme, les roues arrière de sa voiture suspendues au dessus du gouffre, à 200 pieds d’une mort dans le fond rocheux…

Il y a une certaine pertinence à entreprendre ce périple pour aller rejoindre un homme dont le nom est synonyme de randonnée d’aventure. L’auteur de trois livres faisant la chronique des années passées à courir la planète en moto ne devrait pas se trouver vivant dans un condo. Un résumé sommaire de ses ouvrages ne rend pas l’essence même de ses aventures. Les deux premiers livres, Jupiter’s Travels and Riding High, racontent l’histoire de son premier voyage épique. En 1973, Ted Simon, un homme de 46 ans, motocycliste inexpérimenté, s’engage dans un marathon en moto de 77 671 milles / 125 000 km, à travers 45 pays à bord d’une Triumph Tiger de 500 cm3 . Il refera le même parcours 24 ans plus tard sur une BMW R80GS, à l’âge de… 70 ans ! Dreaming of Jupiter décrit un monde qui a bien changé depuis, alors que pendant deux ans et demi, il parcourt 48 pays et accumule presque 62 137 milles / 100 000 km.

Éprouvant une vive admiration pour les accomplissements de Simon, je suis quelque peu nerveux de le rencontrer et j’ai plein de questions dont les réponses me permettront, j’espère, de comprendre quelle force psychologique est nécessaire pour vivre sur la route pendant autant d’années. Sortant de ma voiture de location, je me retrouve face à l’explorateur. Son attitude amicale et son regard sympathique sont désarmants et je ressens une certaine gêne. En riant, il me dit que la nervosité sera vite chassée. « Après avoir échangé un peu et entendu ce que j’ai à dire, le malaise s’en ira », m’assure-t-il.

Sous le soleil radieux du matin, nous nous installons à une table au jardin. L’aura qui l’entoure laisse paraître un individu profondément affecté par ses expériences de vie. Étrangement, je pense aux astronautes qui voyaient, à partir du vide froid de l’espace, la toute petite planète bleue et qui sont revenus avec une perspective différente sur la vie. Simon explique que le voyage au-delà des limites du familier est la seule façon de trouver l’illumination. « Les voyages de par le monde brisent les habitudes. Il y a des gens qui peuvent rester assis dans leur cour et méditer pour arriver à de profondes conclusions sur la vie — Thoreau on Walden Pond, par exemple — mais selon mon expérience, plus le dépaysement est grand, plus il y a de chances de parvenir à une certaine compréhension générale de choses. Le fait de se lancer dans ces situations est une manière de se forcer à abandonner certaines habitudes qui autrement déterminent la façon dont vous voyez les choses. » Thoreau lui-même aurait certainement approuvé la méthode de Simon, car il a déjà affirmé « Quelle vanité que de s’asseoir pour écrire, alors qu’on ne s’est pas levé pour vivre ! »
 
Simon poursuit en défiant ma perception que le voyage mène les gens au changement. « Je ne pense pas vraiment que les gens changent, ils ne font qu’évoluer. Tout est là, il ne s’agit que de le découvrir, de le libérer et c’est ce que le voyage permet d’accomplir. Il ouvre et permet des connexions qui n’étaient pas là auparavant. Vous découvrez plusieurs choses sur vous-même, sur le monde et comment vous en faites partie. Il y avait beaucoup d’échange avec les gens que j’ai rencontrés. Les rencontres étaient très intenses. Les émotions étaient très intenses. J’ai vécu des amitiés à part entière en seulement 24 heures. »

Plusieurs considèrent que Simon est un pionnier de la moto tourné vers le sous-genre de l’aventure. Alors qu’ils suivent ses traces, pour employer une métaphore, la plupart des voyageurs globe-trotters choisissent des itinéraires plus rapides et économiques que la méthode d’exploration délibérément oblique choisie par Simon. « On m’a quelque peu imposé ce statut. Je vois constamment des articles qui me décrivent comme le “godfather ” du voyage en moto. » Sans doute, les plus célèbres de ceux qu’il a inspirés sont les acteurs Ewan McGregor et Charley Boorman, qui eux-mêmes ont beaucoup fait pour populariser le voyage d’aventure en moto. Même ceux qui ne sont jamais montés à bord d’une moto ont été titillés par les expériences vécues par ce duo britannique dans les séries télévisées et les livres Long Way Round et Long Way Down, mais c’est à Simon que McGregor a accordé le crédit de l’inspiration de ces aventures. « Les gens du London Sunday Times m’ont téléphoné en 2004 pour me dire que Ewan McGregor s’apprêtait à effectuer un tour du monde en moto. “Qui est Ewan McGregor ? ”, ai-je demandé. Je n’en avais aucune idée. Ils m’ont dit qu’il était une étoile du cinéma et qu’il aimerait écrire sur un tour du monde en moto et me rencontrer. »

Je me souvenais du petit rôle joué par Simon dans le film Long Way Round et de m’être demandé comment leurs chemins s’étaient croisés.

« Ils (les producteurs) m’ont demandé où j’aimerais le rencontrer et m’ont en quelque sorte indiqué le chemin. J’ai simplement mis le doigt sur la Mongolie. » Ceux qui ne connaissent pas les livres Jupiter seraient mal informés si je leur disais que ce sont de simples ouvrages sur le voyage ou seulement les histoires d’un homme sur une moto. Ces récits sont entrelacés d’intuitions profondes et de réflexions qui dévoilent des petites choses de la vie qui sont ignorées par ceux qui sont pris dans la course effrénée vécue par les gens de la société occidentale. Lorsque je lui révèle mon admiration devant cette habileté à distiller ses observations sur la vie en affirmations d’une puissante acuité, la réponse de Simon est, de façon prévisible, humble.

« Ça vient d’un désir urgent de comprendre le monde et le rôle qu’on y tient. C’est un résultat de la curiosité et du besoin. En voyage, la chose importante est d’entrer dans les choses le plus profondément possible pour vous, ce qui signifie de vous rendre vulnérable et de participer au monde à travers duquel vous passez. C’est un endroit intensément intéressant, complexe et incompréhensible et il est merveilleux de pouvoir s’y aventurer. »

Cet homme de 77 ans ne considérera jamais rien qui s’approcherait d’une retraite traditionnelle. Entre les périodes consacrées au travail sur la maison qu’il a construite (et qu’il décrit comme un problème sérieux puisque ça représente l’antithèse du voyage), il y a toujours des voyages à faire. Je me demande bien ce qui pousse des gens tels que Simon à demeurer constamment en mouvement. Sa vie est un cycle perpétuel entre le voyage et l’écriture.

Ayant passé son adolescence en Angleterre durant la Seconde Guerre mondiale, il réfère à sa situation comme étant celle d’un prisonnier sur une île. « Il me pressait d’en sortir. Toutes les nouvelles venaient d’endroits où l’on ne pouvait aller : l’Afrique, la Russie, la Norvège, la France et l’Espagne. Mon plus long voyage à vélo à cette époque était celui que j’ai effectué en Méditerranée, aussitôt la guerre terminée. Lorsque je reviens à ces souvenirs, je ne sais pas comment ma mère a eu le courage de me laisser partir, ou pourquoi il ne m’est jamais venu à l’idée de demander à quelqu’un de m’accompagner. Il fallait tout simplement que je le fasse seul. J’ai des amis qui ont fait le raisonnement inverse. Ils ont développé des carrières sécuritaires et lucratives, ont mis des enfants au monde et ont fait toutes les choses correctes à faire. »

Bien que les autres livres écrits par Simon ne traitent pas de motos, son image est liée de façon permanente à la moto. C’est une relation mieux décrite comme un cas de « bizarres compagnons de couche ». Le fait de choisir la moto pour son premier voyage avait peu à faire avec son enthousiasme envers le véhicule, mais était plutôt une décision objective d’utiliser le bon outil pour effectuer un travail. De fait, il n’avait jamais possédé de moto avant de partir en tournée pour quatre ans sur un tel véhicule. « Je n’étais pas un motocycliste et je ne suis pas sûr d’en être devenu un. Ce n’est certainement pas pour mes prouesses en moto que les gens me rendent hommage. C’est davantage une association de mon habileté à écrire et de ma persistance obstinée de continuer à faire ce genre de chose. Il ne m’était pas venu à l’esprit qu’on pouvait actuellement percevoir une odeur en moto, ce qui fut une des belles découvertes, celle d’être impliqué dans l’environnement et non isolé de celui-ci. »

Simon a rapidement comblé son inexpérience en moto en accumulant plus de 200 000 kilomètres en deux voyages. Nous parlons de l’évolution des motos et de la supposée supériorité des véhicules contemporains. « C’est vraiment une source de conflit pour moi. Bien qu’il y ait eu des améliorations technologiques apportées aux motos, les aspects technologiques dominent l’expérience un peu trop. Vous emportez un peu trop de votre monde dans l’autre, tandis qu’avec la Triumph, je faisais tout en mon possible pour diminuer l’impact de la moto. »

Simon n’est pas un homme de petite taille, mais il est d’accord quand je mentionne la taille imposante de motos d’aventure telles la R1200GS Adventure de BMW et la 990 Adventure de KTM. « Ma GS, celle du second voyage, était presque impossible à soulever, surtout lorsque chargée. Je me demandais vraiment si sa taille constituait une amélioration. Du point de vue technologique, bien sûr que c’était une amélioration, mais en tant qu’instrument pour ce que j’avais à accomplir, je pense que la Triumph était aussi bonne que la BMW, à cause de son poids et de sa taille. Il était plus facile de l’entrer et de la sortir des chambres d’hôtel. »

« L’autre chose à propos de la GS était son réservoir de 11 gallons, qui était toujours plein quand j’en avais le moins besoin. La Triumph avait un réservoir de 3 gallons, j’avais donc besoin d’un petit jerrican, mais il y a une grande différence entre 3 et 11 gallons, c’est un grand espace pour un compromis. Et vous ne voulez pas de toute cette essence au-dessus de votre roue avant dans le désert. Du peu que je sais de la conduite dans le désert, je sais au moins ça. » Simon conseille maintenant, sans hésitation, que les voyageurs en devenir choisissent des motos plus petites et plus légères. Le voyage peut se faire à bord de n’importe quel véhicule et il mentionne les deux Kiwis rencontrés en Afghanistan qui utilisaient des Honda Cub de 70 cm3. La simplicité par-dessus toute chose vous aidera à demeurer autosuffisant et à diminuer le stress associé à un bris mécanique.

« Il y a aussi de grands avantages aux bris mécaniques car ils procurent souvent les meilleures expériences. »
Parcourir la planète sur deux roues a aussi évolué. Il existe plusieurs sites Web et forums dédiés à cette activité et il est possible sans effort de trouver un blogue venant d’une personne présentement en route. Je peux vous dire que Simon semble entretenir certaines réserves à ce sujet, comme on peut s’y attendre : voir un défi extraordinaire descendre au niveau de l’ordinaire doit certainement être une déception pour lui. « Au moment de mon second départ, personne ne portait attention; je n’étais qu’un autre gars chargé avec beaucoup de bagages à bord de sa moto. De nos jours, on peut vous offrir tout ce qu’il faut : Touratech vous fournira tout ce donc vous aurez besoin et Horizons Unlimited vous dira tout ce qui arrivera à chaque frontière. Est-ce une bonne chose ou non ? Je ne me sens pas qualifié pour répondre à cette question. Toute cette affaire à propos de faire le tour du monde est vraiment un stratagème. C’est seulement une étiquette, mais ça prend une phrase simple pour exprimer une idée grandiose. RTW (Round The World / Autour du Monde) est maintenant devenu un sigle et tout le monde le fait. »

Simon se sert d’une Aprilia pour faire les courses. Son moteur de 50 cm3 hésite à se mettre en marche, mais après une minute de lancement, il prend vie en un petit nuage de fumée issu du deux-temps. Simon va chercher son courrier au bout de sa longue entrée et décolle, oscillant sérieusement et ratant ma voiture de location de peu. Attendant son retour, je me demande si ce sera le jour où son besoin d’aventure l’enlèvera vers une tournée transcontinentale en scooter, me laissant là, à me demander où il a bien pu disparaître. Il s’adonne qu’il n’est qu’à quelques semaines d’un autre voyage.
 
« Je possède une 650 Funduro de BMW, qui est en Allemagne et je vais l’enfourcher pendant cinq mois. Mon livre sera bientôt traduit en espagnol, je vais donc en Espagne le premier mois et ensuite je vais en Angleterre pour participer à quelques rallyes et me préparer pour les mois d’août et de septembre où je couvrirai l’Angleterre en vue du livre à écrire sur ce pays. » Lorsque je lui demande si ce futur livre fera partie de la série Jupiter, il rit simplement et dit, « Oubliez Jupiter.» Il y a de l’excitation dans sa voix quand il parle de ses plans pour l’avenir, mais après l’impact de cette odyssée initiale il y a 36 ans, je remets en question la signification pour lui des voyages subséquents. « Votre premier voyage a-t-il défini votre vie ? » « Oui, dit-il avec un air de satisfaction. Tout ce qui vient après est un bonus. J’aimerais que la vie continue pour un bon moment, si possible, mais je sens certainement que tout ça est en quelque sorte un cadeau, vraiment. »

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Une trilogie du voyage

Auteur de six bouquins, Ted Simon a passé ses années de formation à Londres en Angleterre, où il a étudié le génie chimique avant de faire le saut par hasard en journalisme, travaillant pour des journaux de Paris et Londres. Après avoir collaboré durant quelques années avec divers magazines, Simon écrivit son premier livre, The Chequered Year, un compte-rendu de la tragique saison 1970 en Grand Prix. En 1973, le London Sunday Times approuva son idée de voyager à travers le monde sur une moto et il s’embarqua pour une odyssée de quatre ans qui allait inspirer une trilogie d’aventures de voyage. 

Jupiter’s Travels fut publié en 1979, deux ans après son retour à la maison. C’est un récit en profondeur de ses expériences sur la route, qui commence par sa lutte pour s’entendre avec une motocyclette, ce qui ne lui était pas du tout familier. Déçu de tout le matériel qu’il avait dû mettre de côté pour Jupiter’s Travels, Simon publia ensuite Riding High. Paru en 1984, ce deuxième ouvrage explorait plus en détail certains aspects de son voyage et apportait un épilogue à sa vie après cette aventure. « Ce n’est qu’en restant réceptif à ce qui lui arrive, bon ou mauvais, qu’un voyageur peut espérer bénéficier personnellement et de façon durable de ses pérégrinations. Sans vulnérabilité, pas de vrai changement. »

« Alors qu’il commence à baisser sa garde, il réalise que chaque pas en avant devient plus léger et plus facile, et combien il est encore surchargé par l’armure protectrice de son éducation », écrit Simon dans Riding High. Le plus récent volume de la série, Dreaming of Jupiter fut publié en 2007. Alors âgé de 70 ans, Simon avait encore la force et le courage pour un autre tour de planète et repartit sur ses traces originales de 1970 – pour voir combien le monde, et sa propre place dans celui-ci, avait changé. « Je sens monter la panique, dans un moment horrible. Oh, mon Dieu, la gaffe! Mais ce n’est pas le moment de se laisser emporter. Je ne peux en sortir le pied. Le rebord de la boîte retient le talon de la botte. Je tire sur la botte et remue les orteils, tentant de la redresser et de m’en extraire. J’y parviens enfin. Je n’ai aucune idée de ce qui est cassé. Je ne sens rien. Pourquoi cette absence de douleur ? Est-ce le choc ? »
–Uwe Wachtendorf

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