Malgré les conditions extrêmes et la température impitoyable qui s’acharnaient sur les deux Québécoises, Team Tumbleweed a terminé en première place des motos au rallye annuel Rose des sables.
En février 2008, j’ai reçu un appel de Chantal Cournoyer pour me raconter une histoire d’aventure dans les déserts sans fin du Maroc. Elle me parla d’une femme qu’elle avait rencontrée et qui avait participé au rallye Aïcha des Gazelles, une épreuve en 4×4 réservée à la gent féminine. Elle me demanda alors si je voudrais l’accompagner au mois d’octobre lors de la huitième édition du Trophée Rose des sables, un autre rallye féminin en sol marocain. Chantal et moi sommes des mordues de moto; elle conduit une BMW R1200GS et moi une F650GS Dakar. Je l’avais rencontrée l’année précédente au premier Challenge GS du Canada à Mont-Laurier (Québec), où nous avons toutes deux réussi à compléter l’épreuve. Son histoire m’a convaincu que je devais relever ce défi, et nous avons donc commencé à nous préparer.
Avec l’aide du patron de Chantal, Charles Gref, président de Moto Internationale, le concessionnaire BMW de Montréal où elle travaille, nous avons contacté Norm Wells de BMW Motorrad Canada pour lui vendre notre projet. La marque serait certainement intéressée à commanditer deux Canadiennes dans cette aventure sur deux roues – n’avait-elle pas déjà fourni deux R1200GS au fameux acteur globe-trotteur écossais Ewan McGregor et son compagnon anglais ? Nous étions plus modestes, ne demandant qu’une paire de petites double usage G650X Challenge. Norm suggéra encore mieux : la G450X, plus légère et maniable. Nous étions surprises et ravies, car la G450X n’était pas encore vendue au pays. Nos motos arrivèrent d’Allemagne à Montréal en juillet, juste à temps pour nos préparatifs. Nous nous sommes familiarisées avec elles durant l’été, les utilisant même pour l’édition 2008 du Challenge GS. Quelle révélation ! Ayant auparavant piloté ma F650 et Chantal sa 1200GS, nous étions étonnées de la maniabilité de la 450. En prévision de notre départ, je me suis occupé d’expédier les motos au Maroc.
C’est à Paris que nous avons rencontré notre premier obstacle. Nous devions faire entrer tout notre équipement – valises, outils, quatre paires de pneus de rechange, deux motos et 30 kg de matériel scolaire que nous voulions offrir à l’œuvre de charité Les Enfants du désert, dans une Renaud Kangoo de location. Si vous avez déjà vu une Kangoo, vous comprenez le défi : c’est une minuscule fourgonnette qui ressemble à une Smart gonflée. J’ai commencé par démonter les roues avant des motos, aidée par deux bons samaritains russes qui passaient par là. Ce fut une aide appréciée, car nous avions déjà perdu pas mal de temps. Une fois le tout embarqué, nous avons pris la route pour Bordeaux, le point de ralliement des participantes au rallye, où nous avons déchargé et remonté les motos. C’est ici que nous avons remarqué que nous étions les seules participantes à moto. Le Trophée des roses ne récompense pas la vitesse, mais plutôt les habiletés de navigation. Hormis un livre de bord indiquant les distances et les directions à prendre, le seul outil permis est la boussole; le GPS est interdit.
Après l’enregistrement à Bordeaux le lendemain, nous avons entrepris le prologue dans la campagne, une randonnée de 30 km en forêt pour déterminer les positions de départ et se familiariser avec le livre de bord. À la suite de ce préambule, nous avons de nouveau démonté les motos et les avons rechargées dans la Kangoo, pour filer vers le sud, jusqu’au port d’Algésiras et prendre le traversier jusqu’au Maroc. Nous avons roulé tard dans la nuit et sommes arrivées à Algésiras vers 16 h 30 le lendemain. Il a encore fallu tout décharger ! Ce soir-là, une tempête a fait rage, pliant les arbres sous des vents de 110 km/h et soulevant la mer en furie. Des rumeurs disaient que le dernier traversier parvenu au port avait été si secoué qu’on avait dû utiliser un tracteur pour démêler les véhicules à bord… Nous sommes allées au lit sans savoir si nous pourrions emprunter le traversier le lendemain matin.
À 9 h, tout le monde était prêt à repartir, mais la mauvaise température continuait et vers 13 h, les organisateurs du rallye ont expliqué que le traversier resterait à quai pour la journée et que nous partirions le lendemain. Le jour dit, la température a fini par se calmer et nous avons embarqué aux premières lueurs matinales, laissant derrière nous notre Kangoo adorée; l’organisation du rallye allait se charger du transport de nos motos. Chantal et moi avons partagé le véhicule des Déserteuses, deux Montréalaises. Nous avons passé les 14 heures suivantes entassées parmi leurs bagages pour un trajet de 700 km jusqu’au point de départ, où un bivouac avait été installé.
Les tentes du bivouac, conçues d’abord pour s’abriter dans le désert, sont faites de laine de chameau et ne sont pas très étanches. Naturellement, une averse nocturne vint détremper nos quartiers, et ajoutant l’insulte à l’injure, le camion transportant notre équipement était bloqué quelque part à six heures d’ici !
La plupart des participantes délaissèrent les tentes pour aller dormir dans leurs camions. Ayant laissé notre fourgonnette au Maroc, nous avons dû demeurer dans la tente détrempé – et croyez-moi, si vous aviez déjà senti un chameau mouillé, vous n’auriez pas envie d’y passer la nuit ! Jusqu’ici, nous avions parcouru 1 600 km en une journée et demie, démonté et remonté nos motos plusieurs fois et essuyé deux pluies torrentielles – et le rallye n’était même pas commencé. Qu’en serait-il demain ? Le 13 octobre, le premier jour du rallye, nous nous sommes réveillées devant notre premier vrai beau paysage marocain : des huttes de terre, des chameaux, et des dunes dorées caressant l’horizon. Avec à peine assez de temps pour ranger nos livres de bord, nous avons pris le départ à 8 h. Chantal était la première sur la ligne de départ, et je suivais derrière. La première section du rallye comportait des dunes et nous n’avions aucune expérience de ce genre de conditions. Chantal tomba deux fois mais trouva rapidement son rythme, et nous voilà roulant sur les dunes comme des pros, bien que prudentes, car parfois, certaines faces étaient particulièrement abruptes. La nuit précédente, la pluie avait compacté le sable, nous facilitant les choses. Le truc, c’était de faire sa propre trace et de ne pas rouler dans celles des autres. Nous sommes enfin sorties des dunes après 20 km, bien heureuses.
Parvenues au premier poste de contrôle, nous avons regonflé les pneus (nous roulions à basse pression dans le sable), mais nous avons fait notre première erreur. Parties précipitamment le matin, nous n’avions pas lu assez attentivement le livre de bord et avions pris le départ sans remettre le compteur à zéro. Cette erreur nous fit rouler inutilement pendant une heure et demie avant de s’en apercevoir, mais elle nous a tout de même permis d’admirer le paysage marocain davantage que prévu. Nous sommes bientôt revenues dans le rang et avons parcouru le reste du trajet sans incident. La section suivante traversait des rivières boueuses, la vase embourbant plusieurs camions. Mais nos motos semblaient flotter là-dessus et nous avons réalisé des temps convenables. Nous avons atteint le bivouac suivant à Merzouga, boueuses mais heureuses, et – vous l’avez deviné – il a plu cette nuit-là. Mais cette fois, les tentes étaient recouvertes de bâches en plastique et nous avons dormi au sec. Ce fut là que nous avons offert le matériel scolaire aux Enfants du désert.
La mauvaise température a persisté le lendemain; les rivières débordaient et les routes inondées étaient impraticables, forçant l’annulation de quelques sections de parcours et le raccourcissant de 262 à 158 km. Les organisateurs du rallye se servirent d’hélicoptères pour éventuellement dénicher un parcours alternatif. Nous avons roulé sept heures jusqu’au point de départ du nouveau trajet et sommes reparties pour la section suivante à 14 h. Nous roulions à bon rythme lorsque la température se gâcha encore. Le ciel s’obscurcit, le vent s’éleva et nous subîmes le plus rare des types de précipitations au Maroc : la grêle. Nous avons continué, la grêle cédant la place à la pluie pour enfin cesser. Nous étions presque asséchées quand la grêle recommença, cette fois avec des grêlons si gros qu’ils en faisaient mal. Nous avons dû arrêter, des éclairs zébraient les montagnes au loin, annonçant des conditions encore pires. Nous ne savions pas ce qui nous attendait…
Au milieu de l’après-midi, nous avons rencontré notre premier wadi. Un wadi est un lit de cours d’eau, habituellement sec, qui se remplit des eaux ruisselant des montagnes environnantes vers la vallée. Celui-ci avait une profondeur d’environ un mètre, mais il était quand même praticable. Durant les six heures suivantes, nous avons traversé un wadi après l’autre, chacun plus profond et impétueux que le précédent. Nous en sommes venues à les traverser à pied en poussant nos motos, et même à faire équipe pour les faire passer une à une. À un endroit, après avoir réussi à traverser, je suis retournée aider Chantal et je fus renversée par le courant. Dès lors, je n’étais plus mouillée jusqu’à la taille mais trempée jusqu’au cou ! Il pleuvait tellement que les ornières que nous suivions étaient envahies d’au moins un pied d’eau. Des rochers coupants bordaient la piste, ce qui nous forçait à rouler dans les ornières submergées : on se sentait comme deux saumons essayant de remonter le courant !
À la nuit tombante, nous flottions dans nos bottes et étions maintenant bloquées du mauvais côté d’un wadi de trois mètres de profondeur, apercevant au loin la chaleureuse et accueillante lueur de Zagora, notre prochaine destination. Après deux heures, une trentaine d’équipes s’alignaient derrière nous, attendant qu’il se passe quelque chose. Nous avons alors réalisé que nous pourrions avoir à passer la nuit dans les montagnes, sous la pluie torrentielle, et avons donc commencé à chercher des âmes charitables qui nous laisseraient nous abriter dans leur camion. Mais vers 20 h 30, la pluie s’est enfin arrêtée et nous avons réussi à traverser, rejoignant Zagora en trente minutes. Nous étions épuisées et détrempées, après 14 heures de trajet dans des conditions extrêmes – et le camion transportant nos bagages était coincé quelque part par un quelconque wadi. Heureusement, les autres équipes nous ont prêté des vêtements secs et malgré une chambre d’hôtel humide qui sentait le vestiaire masculin, après une bonne douche chaude, nous avons dormi comme des bébés.
La température exécrable a forcé l’annulation des étapes du lendemain. Les organisateurs nous ont fourni les indications pour nous rendre par la route à notre bivouac suivant à Alnif, à 200 km de là. Chantal et moi avons profité d’un massage hamman marocain à l’hôtel. Puis nous avons vérifié nos motos qui avaient fonctionné sans problème jusqu’ici : changements de filtre à air, vérifications des pièces et des pneus, puis départ pour Alnif, à un rythme détendu. Contrastant fortement avec la grêle de la veille, nous avons roulé sous un soleil radieux. On avait bien besoin de cette pause, allait suivre la section marathon de l’épreuve; deux jours de trajet avant le prochain bivouac – nous allions devoir dormir à la belle étoile. En ce quatrième jour du rallye, nous avons fait le plein de provisions, remplissant à ras bord nos sacs gourdes et nos sacs à dos.
Comme il n’y aurait pas de camion d’appui, nous avons réparti trois réservoirs d’essence parmi trois équipes de 4×4 pour nous assurer de pouvoir atteindre Ouarzazate. Peu après le départ, nous nous sommes rapidement perdues dans les dunes, ne réalisant qu’après une heure notre erreur de navigation avant de reprendre la bonne direction. C’est alors que j’ai frappé une pierre et suis tombée tête première par-dessus le guidon, sur les roches. Bilan : une épaule, une hanche et la mâchoire amochées, en plus du guidon tordu… Nous sommes arrivées à un poste militaire dans l’après-midi, où nous avons rencontré l’une des équipes qui transportaient notre essence. Nous avons fait le plein de carburant et d’eau, et Chantal a laissé son sac à dos à l’équipe, préférant voyager léger. Ensuite, nous avons entrepris la descente à travers les monts Atlas, un endroit jadis emprunté par le rallye Dakar.
Nous avons campé à un autre poste militaire près de la frontière algérienne avec quatre autres équipes; celle ayant le sac de Chantal s’étant arrêtée ailleurs, elle dut s’en passer ce soir-là. Deux gardes-frontières sont venus nous accueillir et, constatant que nous n’avions pas de camion pour y dormir, ils nous ont apporté un matelas et deux draps. Après le souper autour du feu de camp, nous avons aménagé une tente de fortune avec une bâche tendue entre deux jeeps, puis avons sombré dans le sommeil, épuisées. Nous nous sommes réveillées, après un sommeil trop court, dans la fraîcheur du petit matin. Nous avons tranquillement traversé un village et une petite palmeraie… puis encore des dunes ! Nous étions aguerries par notre expérience précédente, mais avons été déjouées par ces dunes-là, constituées d’un sable fin et sec ressemblant à de la farine – leur traversée fut éreintante. Chantal roulait vite et plana sur le sommet d’une dune, pour retomber durement sur l’autre versant, se blessant au bas du dos.
À partir de ce moment, elle eut besoin d’aide pour enfourcher ou descendre de moto. Et pour empirer les choses, nous avions toutes deux perdu notre béquille latérale – tout arrêt exigeait maintenant réflexion. Après une heure et demie de traversée laborieuse, nous nous sommes arrêtées pour refaire le plein, mais ma moto refusa de redémarrer. Une heure d’essais infructueux s’écoula à vérifier le filtre à air, les fusibles, tout, mais rien n’y fit. Nous avons alors décidé de nous séparer; je resterais avec ma moto et Chantal irait chercher de l’aide. Une autre équipe nous avait rejointes entre-temps et accepta de suivre Chantal pour l’aider à monter et descendre de sa monture. On avait les larmes aux yeux en se séparant, réalisant que peut-être nous n’allions pas finir ensemble, si jamais nous y arrivions. Avec une boîte de fruits, une bouteille d’eau, un lecteur mp3 et une fusée pour signaler ma présence dans la nuit au camion d’appui, j’ai attendu à l’ombre d’un arbre, ma G450X appuyée sur un autre. Découragée, je ne pouvais en rester là.
J’ai retiré un couvercle sur le côté de la moto, farfouillé dans les fils, appuyé sur le démarreur et vroum ! La plus jolie musique du monde ! Quel soulagement ! Je me suis remise en selle pour rattraper Chantal. Nous avons plus tard identifié le problème : une connexion relâchée. Nous avons roulé 19 kilomètres sur un lac asséché, tout plat et sans obstacle. Mais ensuite, comme le calme avant la tempête, nous avons été confrontées à la pire portion du trajet : 45 kilomètres de terrain de roches anguleuses. Et comme nous avions perdu nos fers de réparation dans les dunes, une crevaison serait désastreuse. Ces deux heures infernales à se faire malmener sur la roche ont affecté nos doigts et nos orteils. Comme les derniers jours j’avais roulé dans des bottes humides, mes pieds étaient parsemés d’ampoules douloureuses, ce qui m’obligeait à rester assise sur ces cahots. La G450X est peut-être une excellente moto, mais sa selle n’est pas vraiment faite pour s’asseoir longtemps : cette expérience me causa deux nouvelles ampoules – sur mon postérieur.
Heureusement, nos pneus Metzeler ont tenu le coup et nous avons enfin rejoint le pavage. Si nos motos n’avaient pas perdu leur béquille, nous aurions sûrement fait un arrêt pour embrasser le sol ! Après l’avant-dernier poste de contrôle, nous devions encore parcourir 80 km d’asphalte avant un autre 50 km de route qui comportait, selon les termes du livre de bord, une section trial. Nous avons entrepris la journée à 5 h 30 et atteint la dernière portion hors route trois quarts d’heure avant le coucher du soleil. Nous avons joint sept autres équipes pour former un convoi le long de cette route bordée de profonds ravins. Le temps d’atteindre la section trial, nous étions déjà épuisées; ce furent les huit kilomètres les plus longs que je n’aie jamais vus : étroits, escarpés et très techniques. En gravissant une colline, Chantal échappa sa moto et cette fille normalement calme et réservée lâcha un chapelet de mots colorés qu’entendirent même les gens dans le dernier camion. Je l’ai aidée à se calmer et à relever sa moto, et nous avons continué, atteignant le dernier point de contrôle vers 21 h 45.
Une équipe de cinéastes belges nous attendait à la ligne d’arrivée. Microphone à la main, le journaliste me demanda en français comment je me sentais de faire partie de la première équipe de motocyclistes à avoir réussi le rallye Trophée Roses des sables. Excitée, épuisée, je lâchai sincèrement ce que je ressentais : « J’ai mal au cul, tabarnac ! » À la cérémonie de remise des prix, nous n’avons pas gagné de trophée, mais avons mérité une mention spéciale comme premières motocyclistes à compléter le rallye depuis son existence. Nous avons remercié tout le monde : sans l’aide de plusieurs personnes, nos chances de terminer auraient été bien minces. Nous avons reçu les applaudissements les plus longs et chaleureux de la soirée, une fin heureuse pour ce parcours long et ardu de l’équipe Tumbleweed.
Stéphanie Chagnon et Chantal Cournoyer remercient sincèrement BMW Motorrad Canada et Moto Internationale pour leur généreux appui.