Plus vite, plus haut!

Par Steve ThorntonPublié le

Pour la 100e édition de la course de Pikes Peak, les meilleurs pilotes se transforment en professeurs pour les néophytes
Ici, tu arrives dans la courbe avec la poignée au fond. La force centrifuge te pousse vers l’extérieur et tu te retrouves sur la ligne blanche, juste ici. Tu relâches un peu la poignée, tu donnes un coup sur le frein arrière… tu passes à l’intérieur, ton genou touche presque à la bordure de béton. L’asphalte commence à devenir vraiment granuleux alors la moto se met à onduler un peu ici. Tu retournes vers l’extérieur, tu attends le plus possible, tu couches la moto en arrivant à la ligne blanche, les pneus touchent presque aux balles de foin, tu attends, tu plonges vers l’intérieur, le genou dans la pelouse. Pelouse, pelouse, pelouse, puis tu relèves la moto, tu essaies d’attendre un peu, tu fonces à l’intérieur en frôlant la bordure d’aussi près que possible, le repose-pied y touche presque. Quand tu arrives dans cette section, tu la commences au mieux et la façon de prendre les quatre autres virages en découle. On la franchit tellement vite que c’est comme si toutes les courbes étaient collées ensemble.

—Carlin Dunne, King of the Mountain

Dix minutes. C’est à peu près le temps qu’il vous faudra pour lire cet article. Et pour la majorité des motocyclistes qui participent à la célèbre course de Pikes Peak, il s’agit d’un objectif hors d’atteinte. Cette course de montée d’une montagne du Colorado compte 156 virages répartis sur une distance de 12,4 milles (20 km) et son dénivelé est de plus de 1500 m. À cause des cycles de gel et de dégel en altitude, le revêtement rappelle parfois celui des routes du Québec.

La ligne d’arrivée est à 14 115 pieds d’altitude : 4302 mètres! Carlin Dunne nous a guidés jusque là à partir de la ligne de départ, à 2862 m. En descendant de l’auto, j’ai senti l’air froid sur mon visage mais surtout, j’ai senti des étourdissements. Je n’étais pas le seul : les deux autres journalistes et notre hôte, Michael Haas de Ducati North America, percevaient aussi clairement les effets de l’altitude. Dunne, lui, ne semblait rien ressentir de particulier. Il faut dire qu’il n’en était pas à sa première visite ici. Il fait partie des trois seuls motocyclistes à avoir roulé sous la barre des 10 minutes à Pikes Peak. D’ailleurs, avec son temps de 2012 sur une Ducati Multistrada, il détient encore le record absolu dans la catégorie motos. Les deux autres membres de ce club sélect sont Greg Tracy et Jeremy Toye.

Toye a participé à la course de cette année; il a terminé premier dans sa classe au guidon d’une Victory Project 156, avec un temps de 10:19,8. Tracy n’a pas participé à la course. Avec Dunne et deux autres anciens champions de Pikes Peak, Micky Dymond et Gary Trachy, il faisait partie de la Squadra Alpina, une équipe de formateurs créée dans le cadre d’un nouveau programme de Ducati appelé Race Smart. Pour la centième édition du Pikes Peak International Hill Climb, Ducati a décidé de ne pas s’inscrire en tant que manufacturier et de mettre en œuvre à la place sa brigade alpine. Les quatre membres de la Squadra avaient pour mission d’aider les motocyclistes (peu importe la marque de leur moto) à bien performer et à rouler de façon sécuritaire dans cette épreuve qui compte parmi les plus dangereuses et les plus difficiles au monde.

Il y a des pilotes amateurs qui mémorisent le nom de chacun des virages, m’a confié Dunne en souriant avant la course. Moi je ne sais pas le nom des virages, mais je sais comment les négocier! En réalité, Dunne a donné des noms de son cru à certains virages, mais il n’a pas voulu m’en dire plus. Je ne pense pas que tu voudrais les publier… Il estime qu’il y a une quarantaine de virages qui peuvent réellement vous mettre dans le trouble; ceux-là je sais leur nom, pas les autres.

Pendant la randonnée en VUS d’environ 30 minutes qui nous menait jusqu’au sommet le samedi précédant la course du 26 juin, Dunne a parlé sans cesse; il a décrit chacun des 156 virages et la façon dont la moto se comportait. Il y a peut-être « seulement » une quarantaine de virages particulièrement dangereux, mais Dunne connaît très bien tous les autres aussi. Ce qui est un défi en soi; il y a tellement de courbes qu’il peut devenir très difficile de savoir où on se situe sur le circuit, surtout dans un contexte de compétition et de vitesses élevées.

Celui-là, c’est un des virages les plus trompeurs de tout le tracé. Il s’appelle Engineers. On pense que c’est le dernier, mais ce n’est pas le cas. Les pilotes arrivent à fond de train. Avant, il y en a qui se retrouvaient dans les arbres, mais maintenant, ils ont mis des balles de foin. Il y a une transition tellement grosse à faire ici que la moto s’écrase et ça risque de provoquer une chute. Dans ce virage, le bord extérieur de la route arrive vraiment vite. Les pneus sont sur la ligne blanche, alors tu corriges un peu et tu te retrouves à l’intérieur, mais tu vas tellement vite que tu reviens à l’extérieur, puis à l’intérieur encore. C’est un très long virage et tu as l’impression que la ligne jaune ondule à droite et à gauche comme un serpent en dessous de tes pneus. Il y a des spectateurs partout autour qui nous regardent et qui crient – c’est cool. La zone de freinage commence à peu près ici et il faut vraiment freiner au maximum avec la roue arrière qui veut se soulever. Freiner freiner freiner! Jeremy Toye a fait une chute ici en qualifications il y a quelques années.

Une fois au sommet, nous sommes descendus du VUS et certains d’entre nous sont allés au restaurant de beignes. C’est là que Dunne et Tracy étaient assis en 2012 pendant qu’ils attendaient leurs résultats. Cette année-là était unique parce que c’était la première fois que la course avait lieu sur une route pavée d’un bout à l’autre (la Ville de Colorado Springs a étendu l’asphalte sur la dernière partie à l’automne 2011). En 2010, Tracy avait remporté l’épreuve en classe 1205 cc sur une Multistrada, avec un temps de 11:46,6. En 2011, c’était au tour de Dunne de gagner, également sur une Multistrada, avec un temps de 11:11,3. Pour l’édition 2012, sur un tracé entièrement asphalté, les deux savaient qu’ils pourraient aller plus vite encore, et qu’un des deux allait gagner.

À Pikes Peak, on n’est pas en compétition directe avec les autres pilotes. On fait une course contre la montagne, et c’est le chronomètre qui vous dira si vous avez roulé assez vite. Tracy a pris le départ en premier et Dunne a suivi quelques minutes plus tard. Au sommet, ils ont attendu leur chrono ensemble pendant un bon moment parce qu’un problème technique retardait la diffusion des résultats. Quand les chiffres sont enfin sortis, ils se sont fait un gros hug. Tracy a mis 9:58,262 pour arriver en haut; dans les livres de records, il apparaîtra toujours comme le tout premier motocycliste à avoir franchi la barre des 10 minutes. Mais Dunne a été encore plus rapide : 9:52,8. Cela lui a valu le surnom de « King of the Mountain » et son record tient toujours aujourd’hui.

Au souper barbecue avec l’équipe le samedi d’avant la course, j’ai demandé à Tracy comment il avait vécu cette course. On poussait vraiment à fond. J’étais concentré à 100%. Quand on roule si vite, qu’on prend des risques et que ça passe, on a vraiment l’impression d’avoir accompli quelque chose.

Dimanche 26 juin, 3 h du matin, l’alarme de mon iPhone résonne. Les qualifications et les courses commencent très tôt à Pikes Peak.

Il fait noir, mais la route qui mène à Pikes Peak est déjà tellement embouteillée que j’arriverais plus vite à pied. Il y a aussi un long délai pour franchir la barrière du parc (Pikes Peak est sur le territoire d’une forêt nationale). Aux environs de 5 h, nous arrivons enfin. Il y a déjà des motos, et toutes sortes d’automobiles. Les gens se préparent. J’ai parlé à un Brésilien en Yamaha MT-07 venu ici spécialement pour l’épreuve. Il y a une équipe japonaise avec un prototype d’auto électrique à quatre moteurs; ils enveloppent les batteries de glace sèche pendant la charge pour éviter qu’elles n’explosent. Le début des courses est prévu pour 7 h 30. Avant que le jour se lève complètement, je décide de me faufiler dans la forêt à la recherche d’un bon endroit pour prendre des photos.

Une quarantaine de minutes plus tard, je me retrouve au bord de la route entre deux grandes courbes. Parfait, je vais voir les pilotes enfiler les virages. Je m’installe confortablement, je prépare la caméra et j’attends.

Et j’attends encore. Le départ a été retardé parce qu’il y a de la glace sur la route, près du sommet. Il faut attendre que le soleil la fasse fondre. Au bout de près de deux heures, j’entends enfin un moteur qui rugit. Je vise la route et quand la moto apparaît, bien penchée, je prends toute une série de photos. Une minute plus tard, en voici une autre.

Les machines les plus déconcertantes à observer, ce sont les motos électriques. Elles grimpent la montagne à toute allure avec un sifflement strident ou dans un silence presque total. Elles sont tout aussi agiles et puissantes que leurs consœurs à essence, mais on dirait qu’elles viennent d’une autre planète. Photos. Je tends l’oreille à l’affût du sifflement ou du grondement qui annonce une nouvelle machine, et je fais des tonnes d’autres photos. Mais bientôt, c’est fini. Les sidecars arrivent, puis les quatre-roues, puis les automobiles.

Au final, c’est Bruno Langlois qui a obtenu le meilleur temps en moto : 10:13,1 au guidon de sa Kawasaki Z1000. Le journaliste moto Don Canet, sur un prototype de Victory à moteur électrique, a terminé deuxième, avec 10:17,8. Troy a pris le troisième rang sur sa Victory à essence. Parmi la trentaine de concurrents sur moto qui suivaient, quelques-uns ont obtenu des chronos dans les 10 minutes, et les moins rapides ont mis près de 13 minutes. Rennie Scaysbrook, une des recrues formées par la Squadra Alpina, a franchi la distance en 10:28,4 sur une KTM Super Duke 1290R. Le Canadien Marcel Irnie, une autre recrue de la Squadra, a obtenu un chrono de 11:31,3 sur une Zero. Le Brésilien en MT-07 a mis 11:30,5.

Il m’a fallu une bonne demi-heure pour redescendre au camp de base. Le quatuor de la Squadra était là en train de relaxer et de signer des autographes. Mais je peux facilement m’imaginer qu’ils auraient préféré être sur le ruban d’asphalte qui tourne et qui monte jusqu’au sommet.

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