Essais Street Rod de Flat Track

Par Bertrand GahelPublié le

Des Harley de travers et de la poussière orange.

Quelque chose n’allait pas. Je n’ai jamais compté la quantité de lancements de nouveaux modèles auxquels j’ai assisté, mais le chiffre est quand même élevé. J’ai donc goûté à pas mal toutes les formules. Rares sont ceux qui durent deux jours et ceux qui s’étirent sur trois sont presque inexistants. Généralement, il est question d’une journée absolument remplie de tôt le matin jusqu’à tard le soir et durant laquelle on doit s’assurer de récolter toutes les infos nécessaires sur la moto, de prendre toutes les photos et de poser toutes les questions. Après, c’est trop tard. Il n’y a donc rien de relaxant dans ces voyages, du moins pas si on les prend au sérieux. Pourtant, bien malgré moi, je me sentais dans ce cas presque en vacances, ce qui, en cette période complètement folle de fin de production du Guide de la Moto, me faisait sentir coupable.

J’avais beau revenir à la charge, mais Nick, le ricaneux Britannique en charge des relations de presse pour cet événement très particulier de trois jours en Croatie, me donnait le même refrain : «Relaxe un peu et amuse-toi, aujourd’hui c’est ça le programme.» On s’apprêtait à essayer des Street Rod modifiées en machines de Flat Track autour d’une piste en terre qui, trois jours plus tôt, n’existait pas. Or, le Flat Track et Harley-Davidson, ça remonte à très loin. La — malheureusement — défunte Sportster XR1200 était d’ailleurs un hommage à ce lien. D’un autre côté, il y a Indian qui tente par tous les moyens de relancer l’intense et légendaire rivalité avec Harley-Davidson qui existait durant la première moitié du 20e siècle.

L’un de ces moyens est une récente présence d’Indian sur les circuits de Flat Track américains où « l’autre marque américaine » gagne régulièrement avec une moto spécifiquement construite pour ce type de course. La suite logique devrait être un modèle de production pour Indian. Ce qui nous ramène à notre ovale de terre rougeâtre en Croatie et à nos Street Rod sans frein avant et chaussées de pneus à grosses rainures. Était-ce un signe que Harley-Davidson se prépare, lui aussi, à offrir un modèle routier inspiré du Flat Track, bref une suite de la XR1200? Serait-elle basée sur la plateforme Street plutôt que sur la plateforme Sportster? Toute la matinée, j’ai harcelé Nick avec ces questions. Je lui ai dit que je sais qu’il ne peut pas confirmer un produit futur avant une annonce officielle, mais il pourrait quand même me donner un signe si je brûle. Je m’étais rendu jusqu’en Croatie et le gars du « PR international » était devant moi. J’essayais de lui soutirer un peu d’information. Je travaillais et la dernière chose que j’avais en tête était de m’amuser.

Mais il a fallu que je me rende à l’évidence : aujourd’hui, il n’y aura ni test, ni travail, ni scoop.

La piste est aménagée en pleine campagne, à environ une demi-heure de Split, sur ce qui semble être une ferme. Dès l’instant où nous descendons du bus, deux motos se mettent en action. Les silencieux de série été retirés et remplacés par un système d’échappement presque ouvert. La mécanique des Street n’a strictement rien à voir avec les moteurs traditionnels de Harley-Davidson, mais il s’agit quand même d’un V-Twin de 750 cc qui tourne assez haut. Le bruit aigu est délicieux et tout le monde semble impressionné de voir ces machines se dépasser en glissant et en envoyant un épais nuage de poussière derrière elles.

Je suis un peu surpris de constater qu’il n’est pas du tout question d’une nouvelle version de la plateforme Street, mais bel et bien de Street Rod modifiées. On parle d’une moto de route plutôt lourde destinée à une clientèle relativement peu expérimentée, donc décidément pas d’un type de machine qu’on associe instinctivement au Flat Track. Et pourtant, non seulement elles tournaient autour de l’ovale devant nous, mais le tout semblait assez facile et amusant.

L’un des deux pilotes est Rubén Xaus, un ex-coureur en Superbike mondial. Celui qui pilotait d’une seule main, en levant le pouce de l’autre, la Ducati Hypermotard en pleine glissade sur cette fameuse photo vue par le monde entier. Il nous explique rapidement ce qu’on fera et nous prévient de ne pas avoir de trop hautes attentes. Le Flat Track s’avère un art et l’outil dont on dispose aujourd’hui est loin d’être idéal.

Dès le premier contact avec la Street Rod, je reconnais la position étrange partagée par toute cette famille. La partie arrière modifiée a une selle qui semble encore plus basse que sur la moto d’origine et je me sens bizarrement installé.

Sur de la terre battue, on reste toujours assis pour garder un centre de gravité aussi bas que possible. On nous suggère un départ en deuxième, ce qui évitera de trop faire patiner l’arrière pour rien. On revient en première pour tourner et on passe de nouveau la seconde sur le droit. Pour ce qui est de mettre la moto en travers, ça se fera « un peu tout seul à mesure qu’on augmente le rythme ». La bonne ligne se trouve à l’extérieur le plus longtemps possible. Puis, lorsque la vitesse a suffisamment baissé, on tourne doucement vers l’intérieur. C’est là qu’il faut savoir se montrer patient et attendre que la moto ait pivoté et pointe vers le prochain droit. À ce moment, on est libre d’ouvrir les gaz à volonté, du moins tant qu’on arrive à contrôler la glisse. Il n’y a pas de frein avant. Les disques ont été enlevés de la roue. On ralentit d’abord avec le frein arrière, puis avec le frein moteur et finalement avec l’angle que prend la moto en glissade. On sort alors la jambe gauche et on fait glisser la semelle d’acier attachée sous notre botte pour faire de cette jambe un troisième point d’appui le long des virages.

Xaus est direct. Il sait qu’il ne fera pas des champions de nous. Avec son accent espagnol, il lance ses instructions en anglais en quelques minutes à peine, puis nous dirige vers les motos. C’est finalement sur le terrain qu’on apprendra, et il faudra faire vite. On aura une vingtaine de tours de pratique avant le lunch, puis les courses en duel commenceront.

Il n’y a rien à gagner et se blesser ne serait pas difficile. Certains participants sont très nerveux. À la fin d’une pratique, l’un des Coréens oublie qu’il n’a pas de frein avant et fonce sur Xaus qui tombe sous sa moto. Il se relève, l’esprit un peu brouillé, secoue la tête en semblant se demander à quels idiots il a affaire, puis reprend son sens de l’humour en disant que ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve sur son derrière avec des motos autour de lui. « Arrêtez de me regarder, allez, le prochain groupe en piste! »

Petit à petit, on commence à voir qui est rapide, ou disons pas trop lent, et qui est plus lent. Certains prennent le moment très au sérieux, leur expression le dit clairement. Moi, je m’en fiche un peu, je ne veux juste pas me blesser. J’ai la production d’un guide qui doit continuer à mon retour.

Après une petite heure pour se reposer la jambe gauche durant le diner, le temps des courses est déjà arrivé. Deux pilotes à la fois s’affrontent en piste, le perdant est éliminé et l’autre continue. Le gagnant de la dernière course se verra couronné champion du monde de cette journée sur la petite piste de terre orangée construite en trois jours dans la campagne croate.

Juste avant le premier départ, je dis à Xaux que je déteste utiliser la deuxième vitesse. Elle m’oblige à monter et à descendre un rapport sur chaque bout droit et, avec la semelle d’acier, ma botte gauche rentre mal entre le repose-pieds et le sélecteur de vitesse. Et si je restais en première tout le temps? Il me dit que je peux le faire, mais me prévient que les hauts régimes vont amener un frein moteur beaucoup plus grand et que ça aura comme effet de faire tourner la moto sur elle-même beaucoup plus quand je fermerai les gaz. Il croit que je devrais être capable de maitriser l’effet, mais il préfère donner des techniques plus faciles à apprivoiser au reste du groupe.

J’essaie la nouvelle approche durant ma première course et ça fonctionne très bien, beaucoup mieux en fait, puisque je ne change jamais de vitesse. En plus, quand quelqu’un est devant moi et qu’il entend mon moteur hurler à haut régime, il s’énerve, fait une erreur et me laisse passer. Parfait! Je gagne la première, puis la seconde et finalement la troisième course. J’accéderai donc à la finale. Xaus nous surprend en nous annonçant qu’elle aura dix tours, deux fois plus que les premières courses, puis nous dit de nous positionner pour le départ. Heu! une seconde : je sors tout juste d’une course et je ne sens même plus ma jambe gauche! Je blague en disant que j’ai besoin d’une sieste avant la course et que dix tours, c’est trop. Xaus me revient immédiatement: «Une sieste? Tu te crois en Espagne?? Huit tours.» On s’entend pour une dizaine de minutes de repos et sept tours.

L’autre finaliste est un Coréen. Nous prenons place sur la ligne de départ et Xaus nous lance en faisant tomber son drapeau. Je fais exprès de rater mon départ, mais je lui colle au derrière en faisant le plus de bruit possible en restant en première. Ça marche. Il entre trop vite dans le premier virage et manque complètement le second. Je passe devant et, sans vraiment forcer et en restant calme, j’y reste jusqu’à la fin.

Les regards nerveux du lunch sont partis, la tension de l’esprit de compétition a complètement disparu et tout le monde rit. Les Japonais, les Malaisiens, les Coréens et les Canadiens de notre groupe se parlaient peu ou pas jusque-là, mais maintenant nous rigolons ensemble comme des ados. C’est léger et très agréable comme moment.

J’étais très sceptique face à ce type d’événement moins strict en termes d’horaire et généralement moins professionnel. Je suis habitué à travailler durant ces voyages. Les gens de Harley-Davidson m’ont expliqué qu’ils voulaient essayer autre chose, qu’ils sentaient que certaines parties de l’expérience Harley ne passaient pas avec l’intensité du format normal. J’ai fini par me prêter au jeu. Je n’avais pas beaucoup le choix. Et je l’avoue, j’ai fini par m’amuser et vraiment passer un beau moment de moto. Mais cet aveu m’a aussi amené d’autres questions. Est-ce que j’allais mieux percevoir la marque et ses produits parce qu’on m’a fait passer un bon moment?

C’était absolument clair que dans le cas des autres participants, il s’agissait exactement de l’effet obtenu. Tous sans exception s’emballaient et n’avaient que de bons mots à l’égard de la marque. Mais on ne parle pas de journalistes, plutôt de blogueurs et autres types « influenceurs », comme on les appelle. Leur présence n’était pas un hasard. Les constructeurs savent très bien qu’il s’agit d’une audience bien plus malléable que les journalistes de métier et que la bonne nouvelle sera bien plus facile à répandre avec ce nouveau type de média. Ça aussi, ça fait partie de la nouvelle direction que choisissent les gens du marketing chez les constructeurs. Ça ne génère pas vraiment d’information utile, mais ça produit décidément des expériences positives.

Je crois que ça fait trop longtemps que je vois les constructeurs essayer telle ou telle tactique pour obtenir de meilleurs commentaires pour que ça m’affecte. Ai-je passé un bon moment? Absolument. Ce bon moment aura-t-il l’effet de transformer et d’adoucir les mots que j’utiliserai pour décrire les nouvelles Sportster 1200 Iron et Forty-Eight Special testées lors de ce voyage? Au risque de ne pas être réinvité, la réponse est, bien évidemment, non.

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