Harley-Davidson a récemment annoncé qu’entre 2017 et 2027, 100 nouveautés seront présentées. Un savant calcul révèle que cela équivaut à une moyenne de 10 nouveaux modèles par année, ce qui non seulement est énorme, mais aussi ne s’est jamais vu dans notre industrie. En fait, pour un constructeur «normal», une telle tâche serait même impossible à réaliser, mais Harley-Davidson représente un cas à part. Sa gamme se compose de familles de modèles constituées de multiples variantes d’une même plateforme. Il faut donc s’attendre à ce qu’une certaine portion de ces 10 nouveautés par année soit des variantes et non des modèles complètement repensés. C’est exactement le cas des nouvelles Sportster 1200 Iron et Sportster 1200 Forty-Eight Special lancées au début de 2018 et avec lesquelles nous avons pris contact aux alentours de Split, en Croatie.
Les motocyclistes qui ne connaissent pas très bien les produits Harley-Davidson se sentent souvent complètement perdus devant la grande gamme de la marque américaine et ça se comprend facilement. Ils sont habitués, avec les autres constructeurs, à des modèles clairement différents les uns des autres et dont le nom s’affiche en toutes lettres sur la moto. Chez Harley, rien de ça n’est vrai, et il faut savoir ce qu’on regarde pour arriver à l’identifier.
Dans le cas de l’Iron (11 999 $), par exemple, on a affaire à une création dérivée de la Sportster 883 Iron présente dans la gamme de Milwaukee depuis plusieurs années et dont le thème est celui d’une custom urbaine sans artifices, à la finition noire Dark Custom et au profil trapu. Toutefois, la nouvelle 1200 n’est qu’une version de la 883 avec une plus grosse cylindrée. Le thème Dark Custom de la petite Iron est conservé grâce à un grand nombre de pièces au fini noir, mais le profil diffère en raison d’un guidon haut Mini-Ape et d’un petit carénage de fourche. L’Iron 1200 se distingue aussi par ses décalques de réservoir à saveur rétro ressemblant à ceux des Harley-Davidson des années 1970. Comme la 883, la 1200 propose des repose-pieds en position centrale.
La nouvelle version Special de la Forty-Eight (12999$) est techniquement presque identique à la Forty-Eight originale. On la reconnaît par son guidon haut ainsi que par ses décalques de réservoir rétro semblables à ceux de la 1200 Iron. Dans son cas, les repose-pieds sont en position avancée.
Si donc ni l’une ni l’autre de ces nouvelles variantes de la famille Sportster 1200 n’est révolutionnaire sur le plan technique, leur essai a quand même été assez intéressant et pour expliquer pourquoi, une petite mise en contexte s’avère nécessaire.
Harley-Davidson est au début d’une longue transformation absolument nécessaire pour la marque. Sa clientèle se trouve parmi les plus âgées et elle ne se renouvelle pas assez rapidement, ce qui se traduit depuis plusieurs années par une régulière baisse des ventes. D’un autre côté, la marque a une identité très forte et elle ne peut pas complètement changer la nature de ses produits du jour au lendemain. Elle le fait donc très graduellement. Ces changements ont commencé (entre autres) avec l’introduction du V-Twin Milwaukee-Eight d’abord installé sur les modèles de tourisme, puis sur les Softail. L’une des différences majeures entre ce nouveau moteur et le Twin Cam qu’il remplace se situe dans son fonctionnement nettement plus doux et raffiné. En gros, on constate une sonorité épurée qui dégage beaucoup moins de bruits mécaniques parasites, ce qui permet au volume des silencieux d’être augmenté tout en demeurant dans la limite légale. La quantité de vibrations a également été considérablement réduite, bien que pas éliminée.
Selon Harley-Davidson, ces changements ont pour but de permettre aux motocyclistes habitués aux autres marques de ne pas trop se sentir dépaysés lorsqu’ils font l’essai d’une de leurs motos. Le non-respect de cette logique a d’ailleurs eu pour conséquence la mort de la plateforme Dyna en 2018. Cette dernière se distinguait par un V-Twin qui tremblait d’une manière absolument délicieuse et unique, mais pour ceux qui ne connaissent pas les particularités d’une Harley-Davidson, la caractéristique était apparemment perçue comme déroutante plutôt qu’attrayante. Les modèles Dyna ont donc été transformés en Softail, animées par un V-Twin plaisant, mais relativement normal en termes de sensations.
Pour toutes ces raisons, il fut très intéressant de reprendre contact avec les Sportster 1200. En effet, ces dernières n’ont pas encore été touchées par la stratégie de raffinement que Harley-Davidson applique graduellement à sa gamme. Elles sont encore propulsées par le V-Twin qui précédait le Twin Cam, soit l’Evolution, un moteur qui représente finalement l’opposé de l’objectif de séduction de masse du Milwaukee-Eight. Pour être direct, l’Evolution est un peu préhistorique avec ses bruits mécaniques parasites à profusion et son tremblement plus que franc, mais cette nature le rend aussi absolument unique sur le marché actuel.
On a essentiellement affaire à une mécanique dont le développement remonte environ à une quarantaine d’années et il ne s’agit clairement pas d’un moteur qui plaira à tous les motocyclistes. Ceux qui ne jurent que par la douceur d’une Gold Wing ou par la haute technologie d’une K1600GT pourraient avoir un choc nerveux après un tour de Sportster…
Cela dit, ce genre de phénomène se produit lorsqu’on a un peu fait le tour de ce qui est aujourd’hui offert, lorsqu’on s’est habitué aux complexes suites d’aides électroniques, aux modes multiples, aux menus sans fin, aux silencieux étouffés et aux constantes chasses aux grammes et aux chevaux. Dans ce cas, piloter quelque chose d’aussi simple et primitif qu’une Sportster 1200 prend la forme d’une expérience complètement différente qui génère des réactions très inégales chez les motocyclistes. Un tour de Sportster fera invariablement constater à quel point la technologie a avancé. Alors que certains concluront que cette progression est plaisante et ne souhaiteront pas du tout revenir en arrière, d’autres, par contre, apprécieront beaucoup le fait d’être libéré de toute cette technologie. Dans ce dernier cas, les Sportster 1200 offrent quelque chose de très spécial qui, si la tendance se maintient, est malheureusement voué à disparaître.
Cet aspect unique et particulier des Sportster 1200 Iron et Forty-Eight Special se ressent dès le moment où l’on se trouve en leur présence. Chaque pièce est là, devant nous, et rien n’est caché. Le moteur prend la majeure partie de l’espace et semble même déborder du cadre en simples tubes d’acier. Un guidon, des suspensions et des roues complètent le produit qu’est la Sportster. C’est un peu cru, mais c’est simple. Le démarrage se fait sans « procédure » et aucun choix de modes ne doit être fait. Outre l’ABS offert en option, il n’y a strictement aucune fonction électronique et, franchement, ça fait du bien.
L’impression de revenir à la base, à l’essentiel de ce qu’est une moto se trouve constamment présente. Même les proportions diffèrent. Les Sportster sont inhabituellement minces et basses, ce qui donne l’impression d’une relative légèreté. La position de l’Iron avec ses repose-pieds centraux semble un peu étrange, mais on s’y habitue vite, tandis que celle de la Special est typiquement custom, avec les pieds devant. Étrangement, malgré ce qu’on pourrait croire en les regardant, les guidons hauts des deux variantes ne sont pas fatigants du tout. Le châssis ne s’avère pas une merveille de solidité ou de précision, mais tant qu’elles sont pilotées de manière appropriée, c’est-à-dire pas à un rythme extrême, le comportement reste correct. Par ailleurs, là encore, le fait de ne pas avoir affaire au nec plus ultra en termes de partie cycle est d’une certaine manière rafraichissant: on sent qu’un pilote devient nécessaire et non pas que tout se fait automatiquement pour lui.
Tout n’est cependant pas rose sur les Sportster, à commencer par ces fichues suspensions à très faible débattement — surtout à l’arrière — que Harley-Davidson s’entête à continuer d’utiliser. Elles ont beau être de meilleure qualité aujourd’hui, il reste qu’une route endommagée se traduira par de bons coups à la colonne, et ce, surtout sur la Special en raison de son ergonomie qui ne donne aucune chance d’absorber une partie de ces coups avec les jambes. La garde au sol est aussi très limitée en courbe où les repose-pieds frottent avec des inclinaisons peu agressives. Encore une fois, tant que le rythme est approprié, ça ne cause pas de problème, mais le pilote doit absolument connaître les limites d’inclinaisons possibles et ajuster en conséquence sa vitesse en virage.
En ce qui me concerne, j’ai une relation du type amour-haine avec ces Sportster. Leur moteur cru qui dispense des sensations franches et politiquement incorrectes représente pour moi de loin leur plus grand attrait mécanique. J’adore le couple immédiat qui permet de ne pratiquement jamais avoir à dépasser les 3000 tr/min et le génial tremblement ressenti dans cette plage de régimes. Tous ces bruits supposément « parasites » ne me dérangent pas le moins du monde. Au contraire, ils me donnent l’impression que j’entends tout ce qui se passe à l’intérieur de ce vieux V-Twin adorablement non raffiné. La garde au sol limitée ne me dérange pas vraiment non plus, puisque ça n’est pas une moto de course, mais je n’ai par contre rien de très gentil à dire à propos des amortisseurs arrière qui devraient franchement être améliorés. Je sais que c’est subjectif, mais je trouve le style des deux nouveautés vraiment très attrayant. Harley-Davidson a cette capacité de modifier à peine quelques composantes et de transformer un look. On peut aimer ou pas, moi j’aime beaucoup les deux et j’aime aussi le fait qu’il n’y a absolument aucun doute qu’il s’agit de deux Harley au tout premier coup d’œil.
Quiconque envisage l’acquisition de l’une de ces nouveautés doit avant tout être conscient de ce qu’il n’achète pas. Les Sportster 1200 Iron et Forty-Eight Special ne sont pas des motos de voyage ou de vitesse. Il s’agit de customs volontairement crues et primitives qui se montreront le plus plaisantes sur de courtes distances. Idéalement, on les enfourche pour faire une balade tranquille interrompue d’arrêts fréquents sur des routes pas trop abîmées, on fait le plein de vent au visage et de sensations mécaniques, puis on les remet à leur place jusqu’à la prochaine occasion.