Lorsque vient le temps de réaliser nos rêves, nous trouvons toujours plein d’excuses. Un peu comme le dessin du petit bonhomme qui se promène sur les médias sociaux, nous sommes soit trop jeunes, trop endettés, nous avons trop à perdre, nous sommes trop occupés, trop fatigués, trop dépassés, trop vieux ou encore il est trop tard (décédé). Dans le cas de Philippe Roger, je dois avouer qu’il a eu l’audace de réaliser son rêve en allant à l’encontre de toute logique, surtout celle de notre époque qui valorise la sécurité au détriment de l’aventure. C’est un peu à la façon des héros des films des années 60-70 qu’il se lança à l’aventure, refusant de regarder en arrière et de rebrousser chemin. Voici donc son récit qui, je l’espère, aura le même effet sur vous qu’il a eu sur moi.
En 2012, à l’âge de 23 ans, j’ai fait l’acquisition d’une magnifique Yamaha Seca 550 1981 quelque peu défraîchie pour la modique somme de 300 $… En fait, elle était en piteux état, dans le fond d’une cour, près de la piscine avec de la pelouse dessus! Il s’agissait du style de moto que je recherchais (moto sportive de l’époque, mue par un quatre en ligne du début des années 80), mais à ce prix-là, elle ne fonctionnait pas… Une fois rendu chez moi, je fis la liste de tout ce qu’il y avait à faire dessus pour la rendre fiable dans le but de réaliser mon projet. Les carburateurs furent démontés et nettoyés (ce qui n’était pas un luxe!), l’embrayage et, bien sûr, les pneus qui avaient séché au soleil! À cette époque, j’étais soudeur, mais ce n’était pas ma vocation première; je me cherchais dans la vie. Avec ma moto retapée, j’explorais la côte est des États-Unis. N’étant pas heureux de ma situation, je décidai que c’était le bon timing pour réaliser mon rêve : me rendre en Californie en moto. Venant d’une famille qui pratique la moto depuis des années (mais dont personne ne s’est rendu aussi loin), je commençai à effectuer mes préparatifs de départ. Je me suis donc trouvé un emploi additionnel de soir afin d’amasser le plus d’argent possible et j’ai vendu mon camion de même que plusieurs de mes biens.
C’est en ce 21 octobre 2013 que l’heure du départ sonna. Au guidon de ma bonne vieille Seca quelque peu modifiée pour l’occasion, accompagné de mon père et mon frère, qui ont roulé en ma compagnie de Québec à Ottawa, je m’enlignais vers la Californie avec 1200 $ en poche et beaucoup trop d’espoir! Avant que mes accompagnateurs ne rebroussent chemin et me laissent seul avec mon destin, je ne réalisais pas l’ampleur du défi que je m’étais imposé. Je fis face à ma première remise en question (ce ne fut malheureusement pas la dernière); qu’est-ce que je faisais là? Jamais je n’avais roulé aussi longtemps à moto, la route qui se traçait devant moi semblait colossale, surtout avec une moto dont plusieurs m’avaient prédit bien des ennuis en raison de son âge avancé… En contrepartie, je connaissais assez ma moto pour ne pas trop m’inquiéter côté mécanique. Par contre, l’électronique posait plus d’interrogations… De toute façon, mon but était de me rendre en Californie avec ma Seca, pas nécessairement d’en revenir, la vie en décida autrement… La traversée des douanes s’effectua sans encombre. Ne voulant pas trop donner de munitions au douanier lorsqu’il me demanda où j’avais l’intention d’aller avec ma singulière monture, je lui répondis que je me rendais à Détroit visiter l’usine Harley-Davidson. Il me regarda, jaugea ma moto du regard et me dit : « I like your style, have fun! » Ouf! Les premiers jours en sol américain se sont bien déroulés, même s’il faisait abominablement froid. Je dormais sous ma tente dans les haltes routières d’autoroutes. Étant habitué à faire du camping, ça allait. Au niveau confort, mis à part mon manque d’équipement adéquat face au froid, mon sac à dos appuyé sur le banc offrait un bon appui pour rouler des heures durant. Le trajet jusqu’à Chicago fut atroce en raison du froid. J’avais beau enfiler tout ce que j’avais apporté, même avec mon imperméable comme coupe-vent, je gelais littéralement au guidon. C’est bien cool un naked bike et un casque ouvert, mais pour la protection contre les éléments, on repassera! Côté navigation routière, n’ayant pas de GPS, je me fiais à mes cartes annotées, mais disons que Chicago, ce n’est pas une petite ville et les occasions de se perdre sont multiples. Avec des indications comme « à la prochaine intersection, tourne à droite », ça ne suffit pas toujours! Je me suis retrouvé dans Chicago Sud, pas vraiment l’endroit le plus sécuritaire au monde… J’y ai logé dans une auberge de jeunesse, c’est un peu mieux que de faire du camping. En sortant de Chicago, la température, toujours aussi peu coopérative, me fit changer mon itinéraire premier qui consistait à longer le Dakota du Nord et les grandes prairies. J’obliquai donc vers le sud via la trop célèbre Route 66. Rendu à Crawford (Indiana), je décidai d’assister aux compétitions GNCC (championnat américain de courses d’endurance hors route de tous genres); trois jours de camping où j’ai fait la connaissance de gens vraiment sympathiques. J’ai même été invité à dormir dans leur VR, un peu plus confortable que de dormir sous la tente! La dernière journée des compétitions, je démarre ma moto pour reprendre la route : elle tourne un peu, puis s’arrête. Je réussis à la remettre en marche en survoltant la batterie, mais une fois sur la route, le moteur coupait lorsque je prenais une bosse. Heureusement, étant entouré de gars de moto, je réussis à me faire donner quelques fusibles qui ne duraient que le temps entre deux bosses (j’étais toujours dans les champs entourant les compétitions). Rendu à mon dernier fusible, je le trafique avec un trombone pour éviter qu’il ne saute lui aussi. La réparation vouée à l’échec me laissa en panne au milieu de nulle part à la noirceur sur une petite route. J’ai poussé la moto sur deux kilomètres avec mon sac sur le dos; on pourrait dire que j’ai frappé là mon premier mur. Sept jours après mon départ. Une fois arrivé en ville (Crawford), je m’assois à une table du McDonald’s local et j’écris à mes parents, leur décrivant mes états d’âme. Je dors quelques heures sur place, jusqu’à ce que je me réveille et décide de trouver mon problème électrique sur place, dans le stationnement à la noirceur. Je me mets donc à dégainer les fils, éclairé par ma petite lampe frontale. Après plusieurs tentatives de démarrage infructueuses, ce qui devait arriver arriva : la batterie tomba à plat. Je décidai donc tenter de la démarrer sur la compression. Ma moto n’est pas excessivement lourde, mais ce n’est pas une Mobylette non plus, je la poussai donc dans le stationnement du McDonald’s. Je débrayai, elle émit quelques sons, puis je perdis l’équilibre : elle me tomba dessus et m’aspergea d’essence! J’étais bleu! Je lançai mon casque et commençai à en avoir assez de ce voyage. Il commença à pleuvoir. J’étais épuisé. Je rentrai de nouveau à l’intérieur du restaurant pour finir ma nuit au sec tout de même… Le lendemain, je poussai ma monture jusqu’à un garage automobile où on réussit à survolter la batterie, mais fausse joie : le moteur coupe instantanément. Il y a vraiment un court-circuit quelque part. Le propriétaire du garage me propose d’amener ma moto chez le concessionnaire de motos local. Aidés de son mécano, nous l’embarquons à force de bras dans la caisse de sa camionnette, mais comble du malheur, son mécano eut la bonne idée de placer son pouce entre le pignon arrière et la chaîne. Lorsque nous avons poussé la moto, son doigt fut coincé dans le pignon! Ayoye! Le sang giclait partout! Là, je commençais à trouver que les malheurs s’accumulaient. Pour en rajouter, le concessionnaire était fermé le lundi et refusait catégoriquement de se déplacer, même avec l’insistance de mon bon samaritain. Le lendemain matin, à la première heure, j’étais le premier client. Le propriétaire arrive enfin, regarde ma moto et me lance un « What the f…! » Lorsque je lui dis que je veux me rendre en Californie sur cette moto, il n’en revient toujours pas. Je lui explique mon problème et lui dis que je n’ai que 200 $ pour payer la réparation. On change la batterie, les fusibles, dégaine les fils et nous trouvons finalement le problème qui venait de mon sac à dos. Le poids de ce dernier sur la partie arrière modifiée par moi-même de la selle venait court-circuiter un fil… d’où tous ces fusibles sautés. Il aura fallu quatre heures de labeur pour dénicher la cause du problème. Je commençais à voir monter le total de la facture et appréhendais la réaction du propriétaire de l’atelier lorsque celui-ci me donna une tape dans le dos et me dit : « Have a safe trip! » Ça ne m’a rien coûté! Je flottais dans les airs lorsque je suis sorti du garage, non seulement la batterie de la moto était rechargée, mais la mienne aussi… J’ai pris une photo de groupe avec eux et leur promis de leur donner des nouvelles sur la continuité de mon voyage, ce que je fis une fois de retour à Québec. À partir de ce jour, tout se mit à mieux aller, tant du côté température qui se réchauffait un peu plus chaque jour que du côté moto qui ne montra aucune faiblesse. Dans les États de l’Oklahoma et du Texas, je fis des rencontres avec des gens vraiment intéressants qui m’invitèrent chez eux et où je passai vraiment du bon temps. Je ne m’étais pas préparé pour ça, jamais je n’aurais imaginé être accueilli de la sorte par de purs étrangers. Autre mythe démoli : les gens les plus pauvres que j’ai rencontrés furent aussi les plus gentils et généreux. Leur allure de hippies convenait vraiment bien avec leur attitude.
Le 21 novembre, un mois après mon départ de Québec, j’arrivai finalement en Californie. Je ne pouvais passer à côté d’une petite visite chez Deus Ex Machina, l’un des buts de ma présence dans le Golden State, l’autre étant de me saucer les pieds dans l’océan Pacifique (à cette période de l’année, elle est vraiment froide!). C’était vraiment un soulagement et aussi une grande joie, pas matérielle, mais plutôt spirituelle, d’avoir atteint mon but. Tellement de personnes avaient douté de mes chances de réussite. Je m’étais rendu avec ma moto et j’avais encore tous mes morceaux!
Je suis resté en Californie quatre mois : j’y ai trouvé un emploi, rencontré des gens extraordinaires, je faisais des randonnées de moto les fins de semaine. Malheureusement, une grosse amygdalite me força à revenir au Québec pour me faire enlever les amygdales (faute d’assurance en sol américain). Je revins donc au pays en avion pour me faire soigner. Ma moto fut entreposée chez un monsieur qui venait souvent au café où je travaillais, prévoyant revenir la chercher à l’été suivant pour effectuer le trajet inverse. Le jour où je suis allé porter ma moto, je découvris non pas un hangar traditionnel, mais bien un hangar pour les avions. Il y avait bien sûr des avions, mais aussi plein de motos de collection… Curieusement, il ne m’avait jamais parlé de sa passion pour les motos. Après trois ou quatre mois passés au Québec à travailler pour me ramasser un fonds de retour (un peu plus qu’à l’aller quand même!), je suis retourné la chercher en juin. Elle redémarra facilement et le voyage du retour fut beaucoup plus agréable que celui de l’aller. J’ai vraiment pris ça relaxe, je visitai les parcs nationaux, une incursion sur les Salt Flats près de Salt Lake City. J’y ai vraiment « rincé » ma moto. J’y ai roulé tout un après-midi, des aller-retour sans arrêt. Le site est vraiment éblouissant, en plus lorsqu’on imagine tous ceux qui y sont passés, les records de vitesse qui y ont été battus… Une chose à retenir : rouler dans le sel implique que ce dernier va se retrouver partout sur la moto, surtout sur une moto dotée d’ailes minimalistes… d’où le nouveau look corrodé de ma moto depuis… Même si certains indicateurs et jauges ont cessé de fonctionner sur la moto, le chemin du retour fut vraiment zen. Ma moto redémarrait chaque fois sans problème, enlevant beaucoup de l’anxiété du voyage précédent. Beaucoup de personnes m’avaient vanté les mérites de cette mécanique éprouvée, et maintenant, je les crois. Petit crochet vers Banff en Alberta où j’avais déjà habité. Mise au point de la moto, changement de pneus, puis direction la maison familiale de Québec. Traverser les grandes plaines fut vraiment pénible, c’est long, plat et il vente! Je me suis même improvisé un régulateur de vitesse avec une pince à papier… Je me couchais sur le réservoir et regardais les kilomètres s’accumuler trop lentement au compteur. Arrivé à Montréal, mon père était censé m’accompagner avec mon oncle, mais rendus à Trois-Rivières, sa Harley-Davidson 1992 rendit l’âme! Lorsque j’arrivai à la maison, toute ma famille et mes amis m’attendaient. C’est même mon voisin, qui fait de la photo, qui a croqué celle du double page d’introduction. Elle représente bien le sentiment qui m’habitait à ce moment lors du retour au bercail. Le sentiment de la boucle complétée avec succès : j’avais réussi. Je peux dire que ce fut le moment le plus heureux de ma vie jusqu’à ce jour. Peu de gens viennent à bout de leurs rêves, mais moi, j’avais réussi.
Est-ce que le fait d’avoir roulé à moto (vieille moto même) plutôt qu’un autre moyen de transport fut un avantage ou un inconvénient? Je dirais que le fait de rouler à moto nous place toujours face à certains préjugés, mais dans mon cas, il me permit de rencontrer des gens accueillants, généreux et sincères. Je doute qu’en automobile, j’aurais eu droit au même traitement. La confrérie motocycliste, c’est quelque chose!
En conclusion : Au Texas, dans un stationnement, un monsieur dans la quarantaine a regardé ma moto pendant plusieurs minutes, a lu les messages qui sont inscrits sur le réservoir et remarqua ma plaque du Québec. Puis, il s’approcha et me félicita de faire ce que lui n’avait jamais eu le courage de faire. Je lui ai répondu qu’il n’est jamais trop tard. Il m’a serré la main, m’a remercié et est reparti avec une lueur dans les yeux… Ce ne fut pas le seul qui eut cette réaction.
Philippe Roger