Quand l’émotion entre en jeu, les paramètres d’évaluation classiques ne fonctionnent plus
Le panache de poussière lancé par ma roue arrière retombe lentement sur les feuilles de tabac dans le champ juste à côté. Il fait de plus en plus chaud, alors j’arrête pour enlever encore une pelure. Je mets mon chandail dans le compartiment de rangement devant moi, là où se trouve le réservoir à essence sur les motos conventionnelles. Puis je sens comme une vague de fatigue qui m’envahit tout à coup, alors je m’étends mollement au sol sur ma veste, j’appuie la tête sur le coude, et je m’endors… Je me réveille un peu plus tard (aucune idée de combien de temps a duré mon assoupissement), et je me dirige vers les valises latérales pour prendre ma bouteille d’eau. Je vois qu’il y a aussi une pomme, une banane fatiguée, six barres granolas, une visière de rechange et un système de navigation GPS encore dans sa boîte d’origine. Je souris, car aujourd’hui rien ne m’oblige à revenir dans la civilisation.
La moto que vous voyez sur les photos, c’est la machine avec laquelle j’ai eu le plus de plaisir pendant tout l’été dernier. Parfois, je l’utilisais pour rouler mollo dans les champs de tabac du sud-ouest de l’Ontario; parfois, quand la route était déserte, je roulais pendant un moment à fond de train. Je l’ai même utilisée pour franchir un ruisseau et atteindre une plage déserte sur les rives du lac Érié (j’ai très bien réussi la traversée, mais j’ai fait une chute spectaculaire à l’arrêt, une fois de l’autre côté…).
Cette machine, la Honda NC750X, a tellement bousculé mes idées préconçues à propos des motos que je suis presque tenté de qualifier mes 11 dernières années de travail au magazine comme une perte de temps. Bon j’exagère, mais disons que cette expérience m’a forcé à réexaminer fondamentalement la façon dont on évalue les motos.
Il y a quelque chose d’un peu tordu dans toute évaluation. Le fait d’émettre une opinion sur un produit en tant que professionnel sous-entend que nos croyances sont universelles. Mais est-ce vraiment le cas? Il y a réellement des gens qui boivent de la Coors Light et du café Tim Hortons alors que ces deux breuvages ne devraient même pas exister selon moi. À mon avis, la Suzuki M109R est l’une des motos les plus laides jamais construites. J’ai pourtant des compagnons de randonnées (qui roulent en Ducati, en Aprilia et en GSX-R) qui trouvent la M109R tellement belle qu’ils songent à en acheter une même s’ils n’ont aucun intérêt a priori dans les cruisers. Comment cela se fait-il? Devrais-je réviser aussi mes jugements que je croyais si solides sur l’art, le design, la culture?
La première fois que j’ai essayé une Honda NC, c’était en Espagne. Les fabricants ont de très bonnes raisons d’inviter les journalistes dans ce pays : les routes sont superbes, la nourriture est excellente et la culture est riche. Dans les grandes villes, les femmes (et les hommes) s’habillent de façon exquise, et quand vous les croisez dans la rue et qu’elles ne vous trouvent pas trop inintéressant, elles vous honorent d’un regard franc et d’un sourire qui feraient fondre un bloc de glace. Dans cet environnement, la NC était une moto correcte, mais je l’aurais remplacée sans hésiter par ma 916 avec son échappement qui hurle et sa conduite aiguisée comme une lame de rasoir. La selle de la Honda est mieux rembourrée et plus confortable pour une journée complète de conduite, vous dites? On s’en fout, la vie est trop courte pour remplacer la montée d’adrénaline d’un superbike par de vulgaires considérations reliées au confort de son arrière-train, voilà ce que je vous aurais répondu alors.
D’un point de vue mécanique, cette NC750X est très semblable à la NC que j’ai pilotée en Espagne. Mais ici, elle a engendré chez moi une réaction complètement différente. Dès que je l’ai enfourchée et que j’ai pris la route, j’ai su que je l’aimerais. J’ai senti ce côté agréablement rassurant et familier des Honda. C’était comme enfiler un gant de baseball assoupli et poli par les années, ou comme retrouver la belle mécanique de ma machine à expresso Gaggia. Tout cela dans une moto vendue à seulement 9199 $.
Voilà donc pourquoi je roulais en NC750X par ce beau samedi décrit en introduction. C’était une de mes rares journées de congé pour moi seul, et j’ai décidé de prendre la NC750X plutôt que ma 916. Une Honda plutôt que ma Ducati… Et c’était arrivé deux autres fois auparavant (c’est une Aprilia Tuono et une Ducati Panigale qui sont alors restées dans le garage).
Ce samedi a été l’une de mes plus belles journées de moto à vie. La Honda y a contribué, bien sûr, mais je ne pourrais pas dire dans quelle mesure ni comment au juste elle a réussi cet exploit. Je ne peux pas utiliser de paramètres comme la réponse de l’accélérateur ou les performances de freinage pour expliquer ce que j’ai ressenti. Techniquement, je peux affirmer que la NC750X est plutôt ordinaire dans la plupart des catégories. Le freinage? OK. Le son de l’échappement? Rien à signaler. La puissance? Suffisante, sans plus. Pourtant, en réunissant l’ensemble de ses caractéristiques, on se retrouve avec une moto sublime. Mais je ne peux pas expliquer pourquoi…