Pour illustrer les changements qui ont lieu à Pikes Peak, rien de mieux que de comparer deux photos prises dans le même virage, avec deux Multistrada identiques de l’équipe de course Ducati Spider Grips. Sur la première, Greg Tracy, numéro 555, 44 ans. il vient de l’univers du motocross et il utilise l’approche hors-route classique : torse droit, pied au sol et dérapage contrôlé avec le large guidon. C’est une technique éprouvée depuis longtemps et Greg Tracy compte sept victoires à Pikes Peak.
Sur l’autre photo, Carlin Dunne, numéro 5, 29 ans. il représente l’avant-garde : corps déporté aà l’intérieur de la courbe, genou au sol, il attaque la route de montagne comme s’il était sur un circuit de course sur route. l’an dernier, il a pris une Multistrada de série dans la flotte de démonstrateurs du concessionnaire Ducati de Santa Barbara (ou il travaille), et il a établi le record de tous les temps en moto. Pas mal pour un novice. Tracy, qui lui avait donné toute une panoplie de conseils et de trucs tactiques a accueilli le nouveau champion avec grâce et un commentaire tout simple : « va falloir que je m’améliore »…
La course de Pikes Peak (Pikes Peak international Hillclimb de son vrai nom) est une épreuve hors norme. On la compare parfois au TT de l’Île du Man à cause du niveau de danger, mais pour le reste, elle est tout à fait singulière. La première course a eu lieu en 1916. Le but était de faire la promotion de la route de terre qui monte jusqu’au sommet, qu’on venait tout juste de terminer. la partie qui sert pour la course est bordée d’arbres en bas, puis des escarpements de granite rose remplacent graduellement la végétation. Les erreurs peuvent être coûteuses ici et les pilotes de l’équipe Ducati respectent la montagne et ses risques. « En haut, si on sort de la route, on peut faire une chute de 60 à 6000 pieds de hauteur » s’exclame Dunne. En réalité la plus haute falaise mesure 2000 pieds (600 mètres) et elle s’appelle Bottomless Pit. Mais Tracy en rajoute : « Si tu tombes là-bas, tu as le temps de mourir de faim avant d’arriver au sol ».
La route compte 156 virages. Au fil des ans, pratiquement toutes les sortes de véhicules moteur qu’on peut imaginer ont participé à l’épreuve. Cette année – pour la 90e édition – le plus divertissant a été à mon avis John Groendyke, le partant le plus âgé. il a grimpé au sommet à toute allure au volant de sa Cadillac Series 62 Coupe de 1949. Le plus excessif : Mike Ryan dans son camion Freightliner Cascadia avec les pneus qui crissent et des nuages de fumée noire. il y avait aussi Nobuhiro « Monster » Tajima, un habitué. L’an dernier, il a été le premier à franchir la distance sous la marque des 10 minutes avec son Suzuki SX4 GoPro. Il était de retour cette année au volant d’un véhicule électrique bimoteur à quatre roues motrices spécialement conçu pour Pikes Peak. Malheureusement sa cabine vitrée s’est remplie de fumée peu de temps après le départ et il a dû abandonner. Mais à en juger par les performances impressionnantes de la machine de M. Monster pendant les essais, on risque de revoir des véhicules électriques ici.
La veille de la course, j’ai participé à la fan ride de Ducati jusqu’au sommet avec 40 autres motocyclistes, et Dunne comme guide. À un certain endroit, je roulais au double de la vitesse maximale affichée de 40 km/h. En contexte, ça me semblait très rapide compte tenu que c’est un court droit en très forte pente ascendante, coincé entre deux virages en épingle à cheveux, et qu’il n’y avait pas de garde-fous. Mais Dunne nous a expliqué qu’ici, lui et Tracy ont atteint 230 km/h pendant les essais. C’est 150 km/h de plus que nous… Ça m’a donné un choc quand il nous a dli t ça .
La grande nouveauté de cette année à Pikes Peak, c’est que le tracé est maintenant entièrement asphalté. Cet asphaltage est le résultat d’une ordonnance de la cour de 1999 qui visait à réduire l’érosion et améliorer la qualité de l’eau sur la montagne. À mesure que le pavage a remplacé le gravier, les temps de montée se sont raccourcis. Mais maintenant qu’il n’y a plus de terre meuble pour permettre à des pilotes comme Andretti, Mushman ou Unser de faire de superbes dérapages contrôlés, plusieurs craignent que l’évènement devienne moins spectaculaire et qu’il disparaisse. Personnellement, je crois que l’épreuve demeure très excitante même entièrement sur l’asphalte. Cela dit, le grand sujet de discussion parmi les ducatistes, c’était de savoir quand la Panigale supplantera la Multistrada. Sans sections de terre, Pikes Peak deviendra-t-elle une course sur route comme les autres?
Plus intéressant encore à mon avis, ce sera de voir si les motos réussiront bientôt à battre les autos. Cette année, grâce à l’asphalte et à son talent brut, Tracy a soustrait près d’une minute à son temps de montée de l’an dernier : il a franchi les 20 kilomètres en 9:58.262. Mais Dunne a fait encore mieux et il demeure le plus rapide sur deux roues, avec 9:52.819. Son style course sur route lui a donné un avantage de 6 secondes. Le véhicule à quatre roues le plus rapide a seulement 6 autres secondes d’avance (9:46.164); c’est la Hyundai Genesis Coupe de Rhys Millen. Est-ce qu’une Panigale pourrait faire mieux et donner à Ducati le titre de gagnant toutes catégories? Possible. Mais elle aurait l’air bizarre avec des poignées de motocross.