Jésus brandit un grand sabre. Le sabre qu’il a utilisé pour transpercer la licorne. En arrière-plan, il y a un arc-en-ciel. Évidemment!
C’est Dale Yamada de Mad Jap Kustoms qui a eu cette vision. Il savait que ça ferait de l’effet une fois peint à l’aérographe sur son nouveau chopper. Alors il a demandé l’aide d’un artiste-peintre de Calgary, Doug Veness. Veness a proposé de remplacer le sang de la licorne par une coulée de Smarties. Mais non!, pas crédible! a rétorqué Yamada.
Pas de Smarties, donc. Mais sur son fond de peinture blanche lustrée, le chopper à la licorne a de la gueule. Avec son Jésus en peinture, c’est une moto anti-image – la réponse de Yamada aux éternelles représentations de Lucifer.
Curieusement, dans la vraie vie, un personnage au look des Jésus de cinéma a réellement attaqué la Licorne roulante… C’est Leo Tancreti, un grand mince aux cheveux longs et à la barbe fournie. Il est le patron de Leo’s Speed Shop, à North Haven, Connecticut. Yamada l’avait fait venir à Calgary pour préparer une moto en vue du salon Born Free 4 de Los Angeles. Lors d’une petite escapade sur la Licorne, Tancreti a poussé un peu trop fort et il a été confronté aux limites de la machine…
« J’étais plus inquiet pour Leo que pour la moto, bien sûr, explique Yamada. Une moto, ça se répare. » Tancreti a eu quelques bonnes égratignures, mais il n’a pas été blessé sérieusement. Sur sa page Facebook, Yamada a écrit : Leo a tué la Licorne!
Mais la Licorne connaîtra une résurrection rapide. Tancreti l’a démontée, il a fait repeindre le cadre, repolir l’aluminium et rechromer l’échappement et le grand dossier. Le réservoir et sa licorne, par miracle, étaient intacts. La machine sera prête à reprendre la route bientôt. Ce qui est bien parce que l’un des plus grands plaisirs de Yamada, c’est de fermer boutique pour trois ou quatre jours et de partir vers le Montana au guidon de sa Licorne, ou vers l’ouest, direction Rocheuses.
Quand il part, Yamada n’apporte que l’essentiel dans un sac à dos, ainsi que deux bouteilles de cola de deux litres remplies d’essence, qu’il attache au dossier enroulées dans une couverture. Avec une autonomie de 90 km, le petit réservoir ne suffirait pas à lui seul pour franchir le col-Rogers dans les Rocheuses.
« Je leur paye vraiment la traite, explique Yamada en parlant du kilométrage qu’il fait avec ses machines custom. Mais souvent je me retrouve tout seul parce que personne ne veut vivre l’expérience avec moi. Ils veulent tous monter sur leur moto neuve et savoir exactement où ils vont aller aujourd’hui, ce qu’ils vont faire, où ils vont coucher. Et ils appellent ça de l’aventure… Moi je m’en fous, je veux juste partir et rouler, sans savoir ce qui m’attend devant, découvrir à mesure. »
Yamada aime l’image d’une époque où les choses étaient plus simples, les hippies, leur liberté. « Je sais bien que ce sont des clichés, explique-t-il, mais j’aime croire que ça ressemblait à ce que je fais maintenant quand je monte tout simplement sur ma machine et que je roule. »
Né à Nanaimo, élevé dans la région de Vancouver, Yamada était entouré de Harley-Davidson custom pendant sa jeunesse dans les années 1970. Ses créations actuelles reflètent cette époque. Ce n’est pourtant qu’en 1996 qu’il a acheté sa première moto, une Suzuki GSX-R750 d’occasion. « J’ai acheté le casque et tout l’équipement en même temps que la moto se souvient Yamada. Quand je suis parti de chez le concessionnaire, les étiquettes de prix étaient encore sur mes vêtements… Mais j’ai eu un sérieux coup de foudre. J’ai su que j’étais mordu pour la vie. » À ce moment-là, Yamada était gérant d’un atelier de freins et silencieux.
Auparavant, il avait fait de la course de BMX et roulé en auto et en 4×4, mais c’est la moto qui a allumé son feu intérieur. « Au premier stop en sortant du concessionnaire, il y a un gars en Honda CBR900RR rouge qui m’a salué puis il est parti sur une roue! » Impressionné, Yamada a décidé qu’il apprendrait à faire des wheelies lui aussi.
« J’ai commencé à me pratiquer au feu de circulation suivant…! explique Yamada en riant. Notre homme a vite pris goût à la vitesse, et il s’est planté à plusieurs reprises. Un mécanicien lui a dit qu’il devrait faire de la course. Il a chuté à sa première sortie mais a appris rapidement par la suite. En 1997, il a déménagé à Calgary avec sa femme Michelle et il a obtenu de bons succès comme pilote privé. En 2004, quand est venu le temps de passer aux courses nationales, il a dû décliner l’offre. Impossible avec une jeune famille et une entreprise de camionnage à gérer.
C’est en 2007 que Yamada a décidé de construire sa première moto custom. Il était déjà un mécanicien et préparateur accompli mais n’avait jamais créé une machine au complet. Qu’à cela ne tienne : peu de temps après, son garage était rempli d’outils d’usinage et de machines à souder. « Je ne suis ni soudeur, ni machiniste, ni peintre, explique Yamada, mais je fais presque tout moi-même. » Pour le nom de son atelier, il a choisi le surnom de son père : Mad Jap.
En 2008, Yamada est entré en collision avec une auto. « Je me souviens de tout : l’impact, le vol plané, le son de l’ambulance et du camion de pompiers, explique Yamada. Je voyais les pieds des gens autour de moi et je voyais que j’étais en mauvais état. Je n’ai jamais ressenti une douleur aussi forte de toute ma vie. »
Diagnostic : bassin fracturé à quatre endroits, deux vertèbres brisées, fractures multiples au tibia et au péroné de la jambe gauche, blessures internes sérieuses. Les médecins lui ont dit qu’il perdrait la partie inférieure de sa jambe mais Yamada a décidé de se battre pour la conserver.
Au moment de l’accident, Mad Jap comptait déjà plusieurs réalisations de custom à son actif et Yamada avait encaissé des dépôts pour au moins six autres créations. Il a dû les rembourser. Mais il avait encore des pièces en stock, et rien d’autre à faire que de recommencer à construire des machines malgré sa colère et sa douleur.
Au début, il travaillait en chaise roulante. Des amis venaient l’aider pour installer les moteurs ou déplacer des pièces lourdes. En huit mois, il a réalisé deux custom : Funkmaster et Sweet and Sour, qu’il a aussitôt vendue à Sean Senos. « Ça m’a vraiment remonté le moral. Je me suis dit : bon, je peux encore construire des motos. Sean n’a pas idée de tout le bien qu’il m’a fait en achetant cette machine. »
Quatre ans plus tard, Yamada ressent une douleur constante, mais il a conservé sa jambe. Elle est un peu plus courte que la droite et il ne peut pas la soulever pour monter les vitesses d’une moto à transmission classique. Mais il peut pousser; c’est pourquoi toutes ses machines personnelles sont munies d’un levier à bascule.
Au printemps dernier, Mad Jap Kustoms a déménagé dans un parc industriel au nord-est de Calgary. Yamada sent une nouvelle énergie là-bas et il ne regrette pas d’avoir quitté son atelier à la maison. « Il y a pas mal de gens qui viennent faire un tour mais comme je suis un maniaque de motos sous toutes ses formes, ils sont tous bienvenus. Il y a des gars en sportives et d’autres en cruisers radicales… ».
Au fond de l’atelier, il y a quelques Harley-Davidson. La plupart sont des motos confiées à Yamada par des clients pour qu’il les transforme en custom. Sur un établi, une Sportster de série. Yamada est en train d’y installer des contrôles centraux pour le frein et les vitesses, et un entraînement par courroie. « Pour toutes les motos sur lesquelles je travaille, commente Yamada, je veux toujours que les gens puissent dire ensuite : Wow, super cool tes contrôles centraux! Qui te les a faits? ».
Quand on construit une custom, explique Yamada, le moteur est toujours au coeur du projet. Récemment, on lui a apporté un chopper de la fin des années 1970 avec un moteur très très fatigué… Yamada a convaincu son client de repartir du bon pied avec un nouvel engin.
Il y a aussi d’autres sortes de motos dans l’atelier qui n’ont rien à voir avec les custom que Yamada affectionne. « Qui suis-je pour juger des goûts des gens?, philosophe Yamada. Que je construise une custom à partir de zéro ou que je fasse une vidange d’huile, une moto c’est une moto! »