Vingt ans plus tard, un père et sa fille repartent à l’aventure. Mais ils ne retrouvent pas la grotte aux chauves-souris…
Juillet 1991. Thermopolis, Wyoming
Je prenais le frais dans une piscine à Thermopolis après une longue et chaude journée de conduite dans le Wyoming. Autour de moi, il y avait des enfants qui criaient et qui sautaient dans l’eau aux reflets bleu pastel.
Je me suis tourné vers l’autre bout de la piscine puis j’ai entendu un très sonore « Holy Shit! ». L’exclamation sortait de la bouche d’une jeune baigneuse qui aboutissait dans l’eau au bout de la glissade en serpentin. C’était ma fille, Amyka, ma passagère pour ce voyage. Quand on la voyait, on ne s’attendait pas nécessairement à ce qu’elle dise « Holy Shit ». Mais on n’était pas totalement surpris non plus…
Nous étions partis de Nelson, en Colombie-Britannique à bord de ma Yamaha FJ1200 presque neuve et nous avions roulé jusqu’à Rapid City, dans le Dakota du Sud.
Le lendemain, nous avons quitté Thermopolis vers les monts Teton et le parc national de Yellowstone. Le soir, nous avions loué une cabine, une cabine de bois toute simple avec deux lits pour reposer deux voyageurs fatigués. Au petit matin, en ouvrant la porte, j’ai vu qu’il y avait de la rosée sur l’herbe, et un buffle! Il a relevé son énorme tête et m’a regardé. Il était à moins de cinq mètres. J’ai aussitôt réveillé Amyka, mais quand elle est sortie, le buffle était déjà parti. J’avais réveillé ma fille de 14 ans à 6 h du matin pour rien…
Juillet 2011, Toronto, Ontario
« As-tu envie d’aller en Utah?, me demande mon rédacteur en chef. Il y a un lancement Victory. » Je dis oui tout de suite. Je suis déjà allé dans cette région et les canyons sont magnifiques. En regardant de plus près le programme, je réalise qu’il s’agit du lancement d’un modèle de tourisme. On nous propose de traverser le Colorado et le Wyoming pour aboutir à Sturgis, dans le Dakota du Sud. En plus, ceux qui le désirent peuvent conserver les motos pour quelques jours et se promener où ils veulent.
Je réalise ensuite que Sturgis est tout près du mont Rushmore et des sculptures géantes des présidents américains. Quand nous étions à Rapid City, Amyka et moi, nous avions voulu voir les sculptures mais c’était un 4 juillet et il y avait tellement de monde que nous n’avons même pas pu descendre de la FJ.
C’était en 1991. Il y a 20 ans exactement. Et je serais là à nouveau cet été, avec une moto de tourisme et une semaine de congé devant moi.
Amyka a 34 ans maintenant. Mariée, deux enfants, elle vit à Chilliwack. Je l’appelle : « Dis donc, Amy, peux-tu te libérer quelques jours en août? As-tu envie qu’on roule encore ensemble? »
Juillet 1991, nord du Montana
Nous avions roulé toute la journée dans le paysage brûlé de la réserve indienne des Blackfeet et les mirages s’enfuyaient devant nous sur la route. Après un souper dans un restaurant déprimant, nous étions rentrés au motel. Plus tard, je suis sorti boire une bière et fumer quelques cigarettes au bar du coin. À mon retour, Amyka dormait, avec son livre ouvert à côté d’elle. Cette enfant a toujours lu beaucoup. Elle lit en mangeant, elle lit au lit, et elle lit en moto…
Pendant les longues journées de route, je la sentais parfois qui commençait à s’endormir derrière moi. Quand elle se mettait à pencher d’un côté, je la relevais avec mon bras et ça la réveillait un peu. Par la suite, nous avons eu l’idée de l’asseoir à l’envers… Comme ça, elle pouvait appuyer ses bras et sa tête sur le gros sac mou et confortable attaché derrière la selle. Elle pouvait s’endormir en sécurité. Et quand elle ne dormait pas, elle pouvait lire. Elle tenait le livre ouvert sur le gros sac et elle lisait au milieu d’un paysage qui défilait à reculons, à 120 km/h! Parfois, elle prenait des photos. Quand une auto nous dépassait, les occupants nous regardaient, éberlués.
Le lendemain, nous avons poursuivi notre route à travers les terres desséchées du Montana. En milieu d’après-midi, nous avons arrêté à un kiosque de crème glacée au bord de la route. Je suis allé chercher nos cornets et quand je suis revenu, Amyka tenait un serpent congelé de plus d’un mètre de long dans sa main droite. Elle souriait. Derrière elle, un homme tenait un autre serpent à sonnettes et un individu aux bottes pointues le découpait soigneusement. Ensuite, Amyka lui a rendu son serpent. L’homme aux bottes pointues nous a expliqué qu’il les avait attrapés il y a quelques jours, dans le champ juste derrière nous. Il les gardait au congélateur dans le petit cabanon d’à côté, le même que celui d’où provenait notre crème glacée. « Ça va faire une belle ceinture » nous a-t-il dit.
Août 2011, Mont Rushmore, Dakota du Sud
Cette fois-ci, nous pouvons nous arrêter. Il y a déjà beaucoup de motos, 500 peut-être. Il y a une longue file de véhicules qui se dirige vers le stationnement. Des sections entières, délimitées par des cordes, sont réservées aux motos. Ce sont des Harley à 99 %, mais on aperçoit aussi des BMW, des Honda et même quelques Victory.
Avec des centaines d’autres personnes, nous sommes guidés vers un belvédère qui offre une excellente vue sur les présidents de pierre. Nous avançons dans un océan de barbes et de moustaches, de jeans serrés et de vêtements Harley-Davidson. Un groupe d’hommes et de femmes d’âge moyen en chaps demande à Amyka de les prendre en photo. Ils rigolent, ils ont du plaisir. Amyka s’amuse aussi.
Plus tard, sur une route du Wyoming, nous arrêtons à quelques kilomètres de la Devil’s Tower, une impressionnante formation rocheuse en forme de cheminée. Il y a cinq motocyclistes en Harley, tous cinquantenaires, qui font aussi un voyage au pays de leurs souvenirs. Ils demandent eux aussi à Amyka de prendre une photo avec chacune de leurs caméras, avec la cheminée rocheuse en arrière plan. C’est un moment très sympathique. Amyka est à l’aise, souriante. En fait, elle a du plaisir avec son vieux papa même si on est toujours en train de se déplacer vers une autre ville, vers un autre restaurant, vers des gros nuages noirs ou un coucher de soleil. Nous n’avons rien fait de ce genre depuis des années, peut-être depuis notre dernier passage ici, et pourtant nous sommes parfaitement à l’aise ensemble, tout se passe de façon très naturelle. C’est ce que j’ai de plus précieux dans la vie, cette relation franche et simple avec ma fille, cette acceptation que ni le temps ni la distance n’altèrent.
Après cette première journée de route, nous dormons au Best Western de Buffalo, Wyoming. Dans mon for intérieur, je ressens une frustration, mais je ne le dis pas. J’ai en tête des souvenirs spécifiques de notre passage dans cette région il y a 20 ans. Il y a des endroits que je veux revoir, des endroits que j’ai photographiés mentalement mais dont les souvenirs se sont estompés ou sont devenus confus. En les revoyant, il me semble que je pourrai retrouver un peu qui nous étions, que je pourrai revivre ma propre histoire, notre propre histoire. Alors, dès le matin, nous montons en selle, direction canyon de Ten Sleep. Je veux retrouver la grotte aux chauves-souris.
Juillet 1991, canyon de Ten Sleep, Wyoming
Les distances sont longues au Wyoming. C’est un grand état, et on dirait que même les destinations les plus rapprochées sont toujours à au moins 30 km les unes des autres… Amyka n’était pas particulièrement emballée par le paysage, mais elle ne se plaignait pas, sauf quant elle avait mal au derrière. Moi, j’aimais cet endroit. Au Wyoming, on dirait qu’on est au coeur d’un gigantesque bouleversement géologique qu’on aurait mis sur pause. On a l’impression que toutes les pierres, toutes les collines, tous les pics rocheux sont sur le point de se remettre à bouger. À un moment donné, nous avons longé des falaises au relief déchiré et percées de grottes sombres. Puis il y a eu un dégagement sur la route et je me suis arrêté. « Qu’est qu’il y a? » m’avait demandé Amyka, impatiente.
« J’ai vu l’entrée d’un grotte, là-bas », lui avais-je répondu en pointant vers une falaise. « Viens, on va y aller! »
« Voyons, papa! » Mais elle a fait un effort et nous avons marché vers la falaise. Elle était moins à pic que je croyais et nous avons pu grimper assez facilement. Nous avons abouti à une cinquantaine de mètres au-dessus du niveau de la route, près d’une ouverture sombre dans le roc. Il y avait des excréments de chauves-souris.
Nous avons pris quelques photos, j’ai fait semblant de manger des excréments et nous sommes restés assis quelques minutes dans l’espoir de voir entrer ou sortir une chauve-souris. Mais tout est demeuré calme. J’ai photographié Amyka, elle m’a photographié. Puis elle en a eu assez et nous sommes redescendus. Après cette pause, nous sommes remontés sur la FJ, direction Yellowstone et les monts Teton.
Août 2011, Yellowstone, Wyoming
La Victory est beaucoup plus confortable que ma FJ de l’époque. Mais entre Buffalo, Wyoming et l’entrée du parc de Yellowstone, il faut tout de même compter près de 650 km. Depuis un moment, j’ai l’impression que quelqu’un a placé des aiguilles dans la selle; j’ai les fesses qui brûlent. Nous sommes fatigués tous les deux, il commence à faire noir et il n’y a aucune chambre libre dans le parc. Aucune. Quelques heures auparavant, à Dubois, nous avions discuté du meilleur endroit pour dormir ce soir. Idéalement Yellowstone, mais Jackson si nécessaire, avions-nous conclu. J’avais précisé que ce serait bien d’arriver avant l’heure du souper. « Ce serait bien d’arriver tout court pour me reposer le derrière » a répondu Amyka.
Quand nous avons appris qu’il n’y avait pas de chambres à Yellowstone, son derrière a été très déçu. C’est la haute saison touristique d’été. Alors nous prenons la route vers le sud, direction Jackson, mais j’ai peur qu’il n’y ait pas de place là-bas non plus. Erreur : il y a tellement de motels libres qu’on aurait probablement pu négocier des tarifs à rabais. Mais je m’en suis aperçu seulement après. Sur le coup, j’ai été tellement content de voir un panneau « Vacancy » que j’ai loué la première chambre disponible, à prix trop élevé… Plus tard, en marchant dans la ville, nous réalisons que Jackson est un attrape-touristes de premier ordre et qu’on y vend de tout. Beaucoup d’artisanat, beaucoup de vêtements et une forte thématique western, ours grizzlys et Amérindiens. Tout est cher. Amyka cherche un cadeau pour son fils, elle fouine dans les boutiques, prend son temps. Elle veut quelque chose qui se transporte bien en moto, à prix raisonnable. Finalement, elle achète un petit chapeau de cowboy qu’on peut rouler et glisser dans une valise.
Nous trouvons ensuite un endroit pour manger et je commande un énorme hamburger et la plus grosse portion de frites sur le menu. Plus une bière. Amy prend un drôle de coquetel et un plat au poulet. Elle m’aide à finir mes frites.
Plus tôt aujourd’hui, je me souviens d’avoir été fasciné par un gros nuage noir qu’on apercevait de temps en temps à l’horizon. Les champs d’herbe étaient baignés par la lumière du jour tombant et la scène était magnifique. Amyka a pris des photos. Elle s’asseoit vers l’avant de la moto pour ce voyage-ci, mais elle lit encore pendant qu’on roule… Après avoir lu son livre, elle a pris le mien.
Après notre départ ce matin, nous avons traversé Ten Sleep puis j’ai bifurqué vers le sud, sur la route 20, vers Thermopolis. Dans ce secteur, il y a une portion de route taillée dans le roc rougeâtre et je regardais en l’air en roulant, à la recherche de notre grotte aux chauves-souris. À différentes reprises, j’ai aperçu des taches sombres dans la falaise qui auraient pu indiquer la présence d’une grotte. Amy prenait des photos pendant qu’on roulait. Je ne me suis pas arrêté. J’aurais pu, mais nous avions déjà pas mal de kilomètres dans le corps, nous en avions beaucoup à parcourir encore, et la recherche d’une grotte de chauves-souris ne faisait plus partie de nos priorités.
Juillet 1991, parc national Glacier, Montana
Le col de Logan est tellement élevé que la route était bordée de murs de neige, même en plein mois de juillet. La route Going-to-the-Sun était spectaculaire mais il y avait trop de trafic pour qu’on puisse profiter de la conduite sur son magnifique tracé en lacets. Nous avons fait une pause au sommet pour manger un peu et visiter le magasin de souvenirs, nous n’étions pas trop fatigués et Amyka était heureuse.
En redescendant par le versant est, nous avons senti l’air se réchauffer et nous avons fait un arrêt au lac Saint Mary, Montana. Amyka est aussitôt descendue de la moto, elle a couru vers le lac, s’est mise à genoux pour se rafraîchir la tête dans l’eau. J’ai pris une photo. Elle était fâchée que je l’immortalise dans une telle posture. Mais c’est l’avantage des photos sur film de l’ancien temps : votre fille en colère ne peut pas vous obliger à appuyer sur « Effacer ». Le souvenir est permanent.
Août 2011, Montana
Début de l’après-midi, nous arrêtons dans un restaurant au bord de la route pour manger. Amy prend une salade. Je prends un sandwich rouleau et un thé glacé. Nous avons fait une longue matinée de route et nous sommes fatigués, mais pas épuisés. À partir d’ici, à Missoula, il reste encore beaucoup de route à parcourir vers le nord pour arriver au parc Glacier. Alors nous décidons de retirer cette section de notre itinéraire. Pour arriver à destination, nous allons plutôt pointer vers l’ouest, traverser la patte nord de l’Idaho et continuer dans l’état de Washington.
Amy emprunte mon téléphone pour appeler à la maison et elle parle à Sasha, sa fille de six ans. Elle appelle les enfants tous les jours, habituellement à l’heure du souper. J’imagine qu’ils ont droit à un extra aujourd’hui.
Je comprends qu’Amy ait besoin de maintenir le contact avec sa fille, qu’elle ait envie d’acheter un souvenir à son garçon. C’est le même type de sentiment qui a fait que j’ai invité Amyka à partir sur la route avec moi. Depuis notre randonnée d’il y a 20 ans, j’ai passé de longues périodes loin d’elle. Mais je vois maintenant que cette quête d’une redécouverte n’est pas vraiment nécessaire, et qu’elle ne fonctionnera probablement pas de toutes façons. Je croyais que nous pourrions revivre notre histoire personnelle, retourner dans le temps et renouer avec notre passé commun. Mais aujourd’hui nous roulons. Nous roulons dans les paysages champêtres et les parcs nationaux, dans les routes de canyon en serpentins, nous traversons des zones d’air chaud, puis froid, puis chaud encore, nous sommes fatigués, Amy prend des photos, Amy lit, puis le soir descend et nous roulons avec des moustiques plein la visière, avec la musique à fond ou seulement le bruit du vent, et les kilomètres s’empilent. Nous roulerons comme ça pendant presque 1000 km pour aller de Jackson, Wyoming, jusqu’à Coeur d’Alene, Idaho, et plus nous roulons et plus je me dis que la seule chose qui compte c’est d’arriver à destination, ensemble, et de vivre ce que nous avons à vivre ensemble, maintenant. Notre passé est derrière nous, dans le miroir déformant de notre esprit et on ne peut pas le rattraper. Alors nous roulons, une fille avec son père, un père avec sa fille, et c’est tout.