Paul Bremner et Lana Munjas roulent dans les Prairies pendant le printemps le plus pluvieux jamais enregistré… Leur conclusion : le Canada est fâché contre eux.
Au milieu de nos vacances, la chose m’a frappée comme un coup de tonnerre : le Canada essaie de nous tuer! La conclusion semblait d’autant plus logique que la foudre venait justement de tomber dans un champ à notre gauche, tout près de nous. Je roule avec ma conjointe Lana et nous sommes au milieu de la Saskatchewan, en juin, direction Saskatoon. Et nous voilà au coeur d’un système orageux aux proportions bibliques. Quand nous nous sommes arrêtés pour dîner, à Alsask, le ciel était dégagé. Mais en sortant du restaurant, une heure plus tard, tout était gris et on voyait des éclairs à l’ouest et au sud. Quelques minutes après avoir repris la route, il s’est mis à pleuvoir.
En tant que citoyen ontarien, je n’avais aucune expérience de la météo des Prairies. Je croyais qu’après avoir traversé l’orage, nous nous retrouverions tout simplement au soleil de l’autre côté. Erreur! Le système était énorme et il produisait de plus en plus de cellules orageuses. On les voyait très bien de chaque côté de la route dans le vaste paysage dégagé. Au début, la route 9 nous a permis de nous faufiler entre les cellules comme par miracle. Chaque fois que nous approchions d’un mur de nuages gris, la route magique changeait de direction. Super!
Mais les miracles ne durent pas toujours. Quand j’ai vu un énorme nuage particulièrement menaçant qui dérivait vers nous, j’ai accéléré pour l’éviter. Mais il nous avait à l’oeil et il nous a rattrapés… Trop de pluie. Il nous a fallu arrêter au bord de la route.
Après un moment, l’orage a quitté les lieux et poursuivi son chemin à la recherche de nouvelles victimes. Nous avons repris notre route nous aussi. Il ne pleuvait plus, mais on voyait encore des éclairs et le ciel était de plus en plus gris. Puis, en passant sous un gros nuage qui semblait presque frôler le sol, il s’est mis à grêler! Le bruit des grêlons résonnait dans nos casques et les billes glacées me piquaient les jointures même à travers mes épais gants de cuir.
Après quelques minutes de conduite nerveuse, nous arrêtons dans un Wendy’s, à Rosetown, pour nous mettre à l’abri et prendre un café. Même les résidents de la place semblent énervés. C’est là que nous nous sommes demandé ce que le Canada nous réservait encore comme surprises. Car, compte tenu des autres aventures que nous avions vécues dans les jours précédents, nous avions l’impression que les choses ne s’arrêteraient pas là… Pourtant, tout avait commencé par un projet très cool : traverser les Rocheuses et les Prairies tranquillement, en deux semaines, en prenant des petites routes autant que possible. Lana et moi avions tous deux à nous rendre à Vancouver pour le travail, alors nous avons décidé d’y faire expédier notre Suzuki V-Strom, et de faire le chemin du retour en moto.
L’entreprise qui a expédié nos motos s’appelle TFX International. La marche à suivre est simple : pas besoin de vider le réservoir ni de mettre la moto dans une caisse. Le conducteur est passé à la maison avec une remorque, il a attaché la moto avec des sangles et il a repris la route.
Le jour du départ, nous sommes allés chercher la moto à Vancouver chez le concessionnaire North Shore Yamaha-Suzuki. Au moment de charger les bagages, j’ai réalisé que nous en avions beaucoup et que nous aurions dû faire un essai de chargement à la maison, avant de partir… Après avoir étendu tous nos avoirs sur le sol (et essuyé les sarcasmes du gérant qui nous a demandé si nous voulions faire une vente-débarras…), nous réussissons finalement à tout embarquer.
Avec la précharge des suspensions ajustée au maximum, nous prenons la route vers Whistler en empruntant la route Sea-to-Sky, puis nous poursuivons sur la 99 en passant par Pemberton. Cette section — la route de Duffey Lake — est réputée depuis longtemps comme l’une des plus belles routes de moto du pays. La partie Sea-to-Sky de la 99 a été aseptisée dans le cadre des travaux préparatoires des Olympiques, mais ensuite elle redevient sauvage et s’enfonce dans les montagnes pour franchir le col de Cayoosh, à 1275 m.
Cette route-là semble faite sur mesure pour la moto : elle offre un mélange parfait de courbes alpines, de virages en épingle dans les canyons, de sections sinueuses le long des rivières, de petits ponts à une seule voie. À mesure que nous nous éloignons de la partie côtière des montagnes, nous entrons dans la chaleur aride de la région de Cariboo, toujours en C.-B. Nous dormons à Cache Creek.
Le plan était de continuer jusqu’à Kamloops par les petites routes, puis de filer vers Revelstoke. Mais le lendemain, après seulement quelques kilomètres, nous voyons un grand terrain avec des chevaux et des cowboys qui s’affairent : il y a un rodéo qui se prépare à Ashcroft. Nous nous arrêtons. Il est trop tôt pour le spectacle et nous bavardons un peu avec Carol, l’organisatrice du rodéo. Elle est aussi une fervente motocycliste, et elle nous convainc de modifier notre itinéraire.
Carol nous explique qu’il faut absolument aller dans la région de Kootenay et passer par les monts Monashee et les lacs Arrow. « Ce sont les plus belles routes du coin. Spectaculaires! » ajoute-t-elle. D’accord! Alors, nous bifurquons sur la petite route 97C, direction sud, vers le lac Logan. Au bout d’une dizaine de minutes, la route se met à grimper dans les collines, et Lana aperçoit son premier cerf. Elle me tapote les côtes, son signe habituel d’avertissement, et elle crie dans le vent : « Il y avait un cerf juste au bord de la route! L’as-tu vu? » Non, je ne l’avais pas vu. J’étais trop concentré sur le plaisir de la conduite. En plus, les cerfs sont presque de la même couleur que le brun des buissons qui longent la route.
Bien sûr, j’ai ralenti. Et nous avons commencé à les compter. Un dans le fossé, les yeux grand ouverts, prêt à sauter. Un groupe de trois directement sur la route en haut d’une côte. Deux coincés entre l’accotement et une clôture de ferme, hésitants. Ce sont tous des cerfs mulets, bien plus gros que nos chevreuils de l’Est. Nous continuons à voir des cerfs le long de la route jusqu’à Nakusp, du côté est du lac Upper Arrow. Puis, le jour commence à tomber et nous décidons de nous arrêter pour dormir, jugeant qu’il serait imprudent de rouler dans la pénombre jusqu’à Revelstoke.
Le lendemain, nous avons une confirmation que le danger était bien réel. Sur la route 23 en direction du traversier de la baie de Galena, nous dépassons un couple qui roule très lentement sur une cruiser Suzuki. Sur le porte-bagages, un garde-boue et des béquilles. Ils nous rejoignent sur le traversier et Dave, le pilote, nous explique qu’ils sont entrés en collision avec un cerf : « Je sortais d’une courbe à environ 75 km/h et je l’ai vu de l’autre côté de la route. J’ai freiné, puis j’ai vu le cerf faire deux pas vers l’extérieur de la route. J’ai lâché les freins, croyant qu’il s’éloignait, mais il s’est retourné subitement et il a sauté juste devant nous. »
Le cerf et la moto sont tombés. Dave et sa femme Susan ont glissé sur la route. Un automobiliste s’est arrêté pour les aider et pour relever la moto : le garde-boue avant était arraché et il y avait des touffes de poils un peu partout. Dave et Susan ont quand même réussi à remonter en selle et à reprendre la route jusqu’à l’auberge la plus proche. Selon les premiers diagnostics, les blessures étaient mineures : entorse au pouce et contusions aux côtes pour Dave, fracture possible du tibia pour Susan. Ça aurait pu être bien pire, du moins à en juger par les profondes égratignures qui se sont incrustées dans la visière de Susan pendant qu’elle glissait face première sur l’asphalte. Dave, un motocycliste d’expérience, était ébranlé, mais déterminé à rentrer en moto chez lui à Edmonton. Son conseil : « N’essayez pas de prévoir ce que le cerf va faire. Ralentissez, point final. »
À mesure que nous nous éloignons de la région de Kootenay, il y a de moins en moins de cerfs. Nous atteignons la belle petite ville de Revelstoke sans incident. Puis, nous poursuivons notre route vers les monts Selkirk dans les nuages et traversons le col Rogers en plein soleil, à 1300 m. Ensuite, direction Lac Louise, mais il y a trop de touristes; alors nous continuons vers Banff en appliquant la suggestion d’un motocycliste : remplacer la Transcanadienne par la route panoramique de Bow Valley. Bonne idée : cette route spectaculaire serpente lentement dans une superbe forêt de conifères au pied des monts Castle. Plus nous roulons, plus je suis jaloux des motocyclistes de Calgary : ils sont à seulement 90 minutes de cette route…
De Calgary, nous avions prévu descendre vers le sud jusqu’au parc national Grasslands, en Saskatchewan, puis de longer la frontière jusqu’à Steinbach, au Manitoba. Mais ce plan ne fonctionnera pas. En Saskatchewan, il y avait beaucoup de neige accumulée au printemps, et il y a eu ensuite des pluies record, et donc de fortes inondations dans le sud des Prairies. Il a même fallu fermer une partie de la Transcanadienne à l’est de Regina. Quand j’ai téléphoné au service routier de la province, la gentille dame a été très claire : « Évitez les routes du sud de la Saskatchewan ».
Nous avons donc décidé de rouler plus au nord et d’en profiter pour visiter les dinosaures et les badlands de Drumheller. Puis de continuer vers Saskatoon, histoire de rencontrer le plus gros orage de tous les temps et son charmant épisode de grêle. Et nous voilà maintenant à notre gîte touristique de Saskatoon, enfin dans un endroit sec. Nous demandons au propriétaire de nous recommander un endroit pour prendre une bière et un bon repas chaud. Il nous suggère un bar sportif un peu plus loin sur la rue.
L’endroit s’appelle Stan’s Place, mais ce n’est pas vraiment le genre d’établissement que j’avais imaginé. On reconnaît l’odeur de bière incrustée qui caractérise les endroits où l’on boit beaucoup… Il y a des machines à sous au fond, derrière des portes battantes de style cowboy. Les clients : des jeunes autochtones en habits hip-hop et des cowboys d’un certain âge en veste de jean et chapeau Stetson. La serveuse nous regarde avec un drôle d’air, mais elle prend tout de même notre commande. Un peu plus tard dans la soirée, nous avons droit à un spectacle unique : c’est la soirée karaoké! Certains amateurs sont excellents.
D’autres, un peu éméchés, font des performances vraiment mémorables. Lana a même droit à une invitation à danser avec Gordie, un vieux cowboy assis près de notre table. Deux steaks et quelques bières plus tard, nous rentrons au gîte, sous la pluie, mais contents de notre soirée. Le lendemain matin, en discutant avec le proprio, nous apprenons que nous ne sommes pas allés au bon restaurant… Il nous explique que Stan’s Place a été le théâtre de plusieurs crimes violents, dont le meurtre d’un membre du gang Terror Squad en 2010. Et il ajoute : « Heureusement que vous n’êtes pas allés un samedi soir… »
En sortant de Saskatoon, nous prenons la route 5 vers l’est, plutôt que l’autoroute Yellowhead. La 5 se déroule sur des collines aux formes douces et aux arbres clairsemés. À cause de l’abondance des pluies, les plantations ont été retardées et les champs sont tapissés d’un vert brillant, presque émeraude. Il y a peu de signes d’activité humaine. Les fermes sont tellement grandes que la distance entre les maisons se mesure en kilomètres. La route rectiligne et le paysage rendent la conduite très paisible, presque méditative.
Nous traversons les villes de Humboldt, Englefield et Quill Lake. Les devantures de magasin défraîchies font contraste avec la campagne environnante; ces villes ont connu de meilleurs jours. Nous arrêtons un peu plus loin, à Wadena, pour dîner. Je demande si la soupe au poulet est faite sur place. « C’est de la Campbell congelée, répond la serveuse, mais elle est bonne ». Il me semble qu’on pourrait s’attendre à trouver de la soupe maison dans une petite ville rurale comme Wadena. Mais nous avons été surpris de voir qu’il était souvent difficile de trouver des produits frais dans les communautés des Prairies : peu de marchés publics, peu de produits locaux en vedette dans les restaurants. C’était peut-être à cause de la météo ou de la période de l’année, mais je crois que la raison est ailleurs. L’agriculture semble centrée essentiellement sur le maïs, le blé et le canola. Le grenier du Canada produit pour les grandes compagnies, pas pour les petits restaurants comme celui de Wadena.
Suite à notre expérience d’orage extrême de la veille, j’ai décidé de suivre la météo de plus près… À Alsask, un fermier m’avait suggéré d’essayer une application pour iPhone appelée Canada Radar. Je m’en sers régulièrement pour visualiser la situation météo devant et derrière nous. Ce qui nous permet cette fois-ci d’arriver à notre hôtel de Yorkton tout juste 15 minutes avant que n’éclate un autre orage. Les rues de la ville sont noyées, le vent se lève et la pluie tombe presque à l’horizontale. Le seul avantage, c’est que la V-Strom a eu droit à un lavage sous pression gratuit. Quinze minutes plus tard, l’orage s’arrête et le temps devient extrêmement chaud. Puis le soleil se couche pendant qu’on aperçoit la gigantesque masse nuageuse qui disparaît à l’horizon.
Le lendemain, le ciel de l’Ouest a décoléré et nous partons au sec sur l’autoroute Yellowhead, direction Manitoba. La route traverse des zones inondées. Dans les champs, on voit des canards au lieu des épis de blé. Il y a de l’eau partout et, parfois, seuls des poteaux de téléphone ou quelques bouts de clôture permettent de distinguer les champs des lacs. Dans ce secteur, certains fermiers en sont à leur troisième année d’inondation consécutive.
Qui dit eau, dit insectes. Le Manitoba a une solide réputation en matière de moustiques, et nous pouvons confirmer. Mais ce n’est pas tout. En approchant de Dauphin, nous entrons dans un nuage d’énormes insectes noirs munis d’antennes longues comme des fouets, de grandes ailes et de pattes crochues. Je ferme complètement ma visière, horrifié à l’idée de partager mon casque avec un de ces monstres. Ils rebondissent sur mes gants et ma visière dans un crépitement lugubre. En arrivant à Neepawa, je suis enduit de morceaux d’insectes : des ailes, des pattes, des têtes, des thorax et des taches jaunes et visqueuses. Je m’excuse de tout mon coeur auprès du propriétaire de notre charmant gîte touristique et je monte à la chambre en essayant de ne rien accrocher…
Après quatre jours de conduite dans les Prairies, j’ai hâte de retrouver la beauté rude des paysages du Bouclier canadien. Mais un coup d’oeil au radar indique que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Un autre système arrive de l’ouest et il se déplace rapidement vers nous. Nous décidons alors de prendre la Transcanadienne pour filer jusqu’à Kenora le plus vite possible. Longue journée avec pour seul décor un ciel gris et une route grise. Nous traversons Portage la Prairie, nous contournons Winnipeg et nous faisons une pause à Ste. Anne, une petite ville francophone à la limite des Prairies. Après un bol de soupe aux pois, nous reprenons la route grise.
Quelques minutes plus tard, Lana me tapote les côtes. Je redouble d’attention, à la recherche d’un cerf. Mais elle me crie seulement d’arrêter – et vite! « J’ai mal au ventre, dit-elle, je crois que c’est la soupe. » Elle court dans les buissons et ressort quelques minutes plus tard, toute pâle, en sueurs, et couverte de moustiques… Moi aussi, j’ai mal au coeur et mon estomac commence à faire des drôles de bruits. Nous reprenons la route en espérant trouver un hôtel avant que la situation n’empire.
Ne voulant pas demeurer en reste devant notre désarroi, le ciel décide, bien sûr, de s’en mêler aussi. Il se met donc à pleuvoir. À pleuvoir beaucoup. Plus nous roulons, plus nos bottes et nos gants sont trempés, la route n’est qu’un nuage de pluie et de bruine. J’allume mes poignées chauffantes, je serre les dents et j’attends que passent les 88 km qui nous séparent encore de Kenora.
Nous trouvons une chambre dans un motel économique près de la prison. Un peu délabrée, mais propre, et surtout assez grande pour y étendre tous nos vêtements détrempés. Nous y resterons deux jours à dormir, à lire et à attendre que les orages passent. Maintenant, nous avons compris quelque chose que les gens de l’Ouest savent sans doute depuis longtemps : tous les systèmes météo des Prairies se déplacent d’ouest en est. Ce qui veut dire que si on se dirige vers l’ouest, on peut passer à travers le mauvais temps assez rapidement et se retrouver de l’autre côté. À l’inverse, quand on se déplace vers l’est, on peut avoir des systèmes orageux comme compagnons de voyage pendant des jours…
Aujourd’hui, notre patience est récompensée. Nous reprenons la route au soleil jusqu’à Thunder Bay. Et il fait encore soleil le lendemain jusqu’à Wawa. Et le surlendemain jusqu’à Blind River. Nous avons même droit à un quatrième jour de plein soleil d’affilée pour rentrer à Toronto. Pas de cerfs suicidaires sur la route, pas trop de moustiques non plus. Les nuages noirs qui nous escortaient depuis des jours — au sens propre comme au figuré — ont finalement disparu.
Le beau temps était particulièrement bienvenu pour terminer le voyage. Cette partie de la Transcanadienne est très belle et agréable en moto, particulièrement au sud de Wawa. Et les paysages sont spectaculaires le long du lac Supérieur.
Lors de notre dernier arrêt pour faire le plein près d’Orilla, Lana et moi étions de très belle humeur. Avec un peu de recul, nous avions l’impression d’avoir vécu une sorte de rite de passage, que c’était le prix à payer pour découvrir la beauté sauvage des provinces de l’Ouest. Nous avons même conclu qu’il n’y avait pas de plan diabolique élaboré contre nous. Finalement, le Canada n’a pas essayé de nous tuer…
En voyant nos visages souriant, un homme âgé à l’air doux s’est approché de nous. Il m’a regardé intensément et m’a demandé : « Êtes-vous prêt à rencontrer Jésus? » La question m’a pris par surprise. J’ai hésité, puis j’ai répondu la seule chose qui m’est passée par l’esprit : « Non merci, pas aujourd’hui! »