Les étudiants en design imaginent les motos du futur sans s’embêter avec les lois de la physique. Et c’est ça qui est bien!
Les odeurs sont des déclencheurs de souvenirs extrêmement puissants. Dans une vie, les humains accumulent toutes sortes de souvenirs olfactifs qui sont liés pour toujours à un endroit, un moment, un événement précis. Pour ma part, c’est le mastic à carrosserie qui figure parmi les plus puissants déclencheurs… Quand j’étais étudiant en design industriel, on utilisait de grandes quantités de mastic pour sculpter nos modèles réduits et nos prototypes. La marque la plus connue est Bondo, une résine de polyester à deux composantes qu’il faut mélanger avant usage.
L’odeur piquante de la résine de polyester est unique. Et chaque fois qu’une bouffée parvient à mes narines, je souris parce qu’elle me replonge directement dans l’atelier de modelage de mes années d’étude. La musique disco joue à tue-tête dans le magnétophone à cassettes Sony, je ponce mon modèle de mousse et de Bondo avec fébrilité parce que la date de remise est demain… et je suis tout emballé parce que j’ai l’impression de créer quelque chose de nouveau, et peut-être même d’intéressant!
En mettant les pieds dans l’atelier de design industriel du collège Humber, à Toronto, je me suis aussitôt senti en terrain connu. Maintenant, la musique provient d’un ordinateur portable Apple, mais elle joue encore très fort. Un jeune étudiant s’affaire à poncer un modèle réduit d’abribus. À côté de lui, une canette géante de boisson énergisante. Dans ses yeux la fatigue, signe de sa difficulté à évaluer le temps que prend un projet… Bref, tout est normal!
Au printemps dernier, j’ai été invité par le collège à donner des conférences devant les élèves de troisième année dans le cadre du cours de design des moyens de transport. Quand on étudie en design industriel, il y a bien sûr des cours théoriques sur l’ingénierie, les plastiques, l’art et les grandes théories du design. Mais il est aussi essentiel de mettre les mains à la pâte et de s’attaquer à des objets concrets. Le programme du collège Humber s’est hissé au premier rang au Canada, et beaucoup de ses diplômés occupent des postes importants dans une grande variété de secteurs industriels. C’est aussi la seule école canadienne à offrir un cours assorti de liens si directs avec les grands constructeurs automobiles (notamment sous la forme de concours de design, de projets commandités, de visites de professionnels de l’industrie). Quand j’ai commencé à parler avec la classe d’une vingtaine d’étudiants, je me suis tout de suite senti à l’aise. Ils proviennent d’horizons différents, mais tous ont envie d’exprimer leur vision du futur à l’aide d’un crayon, d’un ordinateur et d’un paquet de feuilles de papier sablé.
C’est Ken Cummings qui dirige le département depuis longtemps, et c’est aussi lui qui donne ce cours. Il a travaillé comme designer chez Chrysler dans les années 1970, à la fin de l’ère des muscle cars. Ses élèves sont encore fascinés par cette époque et par les nouveaux modèles qui s’en inspirent (la Camaro notamment). Mais, en bon professeur, Ken les encourage à s’éloigner de ce « paradigme obsolète ». Les autos doivent demeurer des objets de plaisir, explique-t-il, mais elles doivent désormais être conçues en priorisant un usage intelligent des matériaux et de l’énergie. Il faut penser autrement.
Ken est aussi un motocycliste de longue date. Il a débuté avec une petite Honda d’occasion quand il était étudiant, puis il a eu des modèles plus gros. Aujourd’hui, il roule en V-Strom. Ken suit l’évolution des modèles de moto et il utilise souvent des motos pour illustrer ses propos pendant les cours. Cette année, un des projets importants pour les étudiants de troisième année consistait justement à concevoir une motocyclette.
Le mandat des élèves était de réaliser des concepts de moto futuristes où la propulsion serait assurée par des énergies alternatives, au lieu du moteur à essence traditionnel. Ils devaient aussi élaborer des scénarios relatifs à la façon d’utiliser les nouvelles machines. J’ai assisté à deux cours, à un mois d’intervalle. Au premier, les étudiants ont présenté de simples esquisses préliminaires avec ambiances globales et explications. Au dernier cours, ils avaient déjà fabriqué des modèles à l’échelle à partir de leurs concepts finaux. Et les résultats étaient impressionnants.
Presque tous les étudiants ont commencé par assembler de grandes planches d’illustrations avec des objets et des véhicules qui leur semblaient inspirants. Les amateurs de mécanique ont choisi des machines européennes exotiques : KTM, MV Agusta et, bien sûr, Ducati. On retrouvait aussi des avions (F-22 Raptor et bombardier furtif B-2) et des motos électriques comme la Brammo Empulse, la Motocsysz E1pc et la Mission One. Ensuite, ils ont commencé à réaliser des croquis pour définir les thématiques de base, les proportions et les éléments architecturaux en préparation de la sculpture des modèles. Les résultats ont été aussi diversifiés que la personnalité des étudiants. Ben Ruby a créé une machine longue et basse qui ressemble à un canon futuriste sur lequel serait couché le pilote… On voit clairement qu’il s’est inspiré des jeux vidéo et de la dystopie qui les caractérise souvent. L’ensemble dégageait un style presque art déco, avec des lignes radiales concentriques alliées à des volumes carrés et massifs. Ben nous a expliqué en souriant que la forme de la moto était l’expression de ce que sent le pilote quand il s’allonge et s’étire en accélérant…
À l’opposé, la moto hors route électrique de Jamie Ricotonne semblait presque prête à lancer en production. Avec ses lignes classiques, elle pourrait passer pour une moto à essence aux yeux d’un observateur non averti. Mais quand on y regarde de plus près, on voit qu’il y a un espace vide à l’endroit où se trouve habituellement le moteur… Cela s’explique par le fait que le moteur électrique est situé directement dans le moyeu de la roue arrière; il est alimenté sans fil à partir du réservoir.
Matthew Law s’est inspiré du look actuel des power cruiser et autres street fighter pour donner un air familier à sa machine hybride du 21e siècle. Il a fait des dizaines de très belles esquisses exploratoires, puis il a modélisé la version finale en 3D sur un logiciel de CAO. Il a ensuite fait fabriquer son prototype en MDF. Très réussi. Pour donner le ton à sa vision, il a aussi réalisé une illustration de la moto qui roule dans un centre-ville de l’avenir, avec les reflets bleutés du moteur qui brillent sur la chaussée mouillée…
Tyler McDonald a proposé un design imaginatif, tout en demeurant réaliste. Inspiré de la Bimota Tesi, son prototype de mousse et de carton affiche un équilibre harmonieux entre les formes sculptées et la finesse des détails mécaniques. Son recours aux persiennes pour la dissipation de la chaleur — une caractéristique typique des composantes électriques — envoie un message clair : ceci est une moto électrique et elle s’assume pleinement en tant que telle. La machine est bien proportionnée et invitante. Visuellement, elle s’inscrit clairement dans la catégorie des sportives, tout en étant complètement différente.
Plusieurs étudiants nous ont donné des réponses pour le moins inventives à certaines questions sur l’emplacement des batteries, le mode de charge, la position de conduite du pilote ou le marché potentiel pour leur prototype. Certaines étaient légèrement irréalistes, d’autres étaient totalement déconnectées… Un étudiant a proposé un modèle avec roues non reliées au châssis, un autre a prévu un espace pour la batterie incroyablement petit. Un autre encore a imaginé un système d’interactivité abstraite entre le pilote, la moto et la route — mais nous ne pouvons pas critiquer sa proposition parce que les trois quarts des composantes qu’il propose n’ont pas encore été inventées… Mais c’est justement l’intérêt de ce genre de projets : imaginer ce qui pourrait arriver, exprimer des rêves. Trop souvent, le design des motos évolue à pas de tortue, en bâtissant uniquement sur les bases d’un héritage mythologisé ou de modèles qui existent déjà. Pour que surgissent de véritables innovations, il faut parfois sortir de notre zone de confort et essayer des choses un peu folles. Et surtout, il faut accepter de se tromper de temps en temps…
À cette étape-ci de leur formation, ce qu’il importe de cultiver chez les jeunes designers, ce n’est pas le sens du réalisme ou la compréhension des limites techniques, c’est la capacité à penser de façon imaginative. Dans la vie professionnelle, les designers d’expérience et les chefs de bureau se chargeront bien de les ramener constamment sur terre, et ce sera souvent dommage… Pour avoir moi-même franchi ces étapes, je peux témoigner de l’efficacité du système : à mesure qu’ils accumulent les années d’expérience, la plupart des designers développent une tendance à la prudence pour éviter les risques. Pourtant, c’est l’imagination débridée des jeunes designers qui stimule la nouveauté. Lockheed l’a bien démontré avec son célèbre studio Skunk Works. Ce studio a été mis sur pied par un designer très expérimenté, mais il s’est entouré d’une équipe de jeunes finissants sans expérience de travail, précisément parce que leur vision des possibles n’était pas limitée. L’extraordinaire SR-71 Blackbird figure parmi les résultats de cette équipe — pourtant le bureau de design principal de Lockheed croyait que cet avion serait impossible à réaliser.
Dans un an, ces étudiants vont quitter le collège pour s’attaquer au marché du travail, et j’espère qu’au moins quelques-uns d’entre eux décideront de faire carrière dans le secteur des transports.
Même si je n’ai pas étudié au collège Humber, cette école a participé à forger mon destin. C’est dans le stationnement du collège que j’ai pris mes cours de conduite moto au début des années 1990. Le jour de l’examen, il pleuvait des cordes et il faisait froid. Trempé jusqu’aux os dans mes cuirs empruntés à un ami, je me suis réfugié dans les toilettes et j’ai passé trois quarts d’heure à essayer de me faire sécher sous le sèche-mains électrique… Je n’ai pas d’odeur associée à ce souvenir, mais il me revient clairement en tête chaque fois où j’utilise le sèche-mains dans une salle de bains publique. Ce jour-là, un nouveau monde s’était ouvert à moi.