Le facteur peur
Dotée d’un moteur très compétent, mais assez dépouillée par ailleurs, elle inspire une question : que peut-on faire au juste d’une Streetfighter?
La terreur nous envahit parfois. Comme pendant la période des impôts. Ou lorsqu’un bruit bizarre nous parvient des entrailles de notre moto, juste après l’expiration de la garantie. Mais la peur a du bon et c’est cet aspect positif qu’on espérait connaître en choisissant la Ducati Streetfighter.
En tant qu’humbles serviteurs d’un lectorat avisé, nous chevauchons toutes sortes de motos dans l’espoir de vous enthousiasmer grâce à nos découvertes. Que ce soit les petits cruisers féminins, les gros cruisers masculins, les V-Strom sensibles, les minimotos dévirilisantes, nous les essayons toutes pour vous. Voilà notre mission. Mais pour l’instant, nous avons nos propres soucis.
L’auteur de ces lignes a mal au derrière. Il a oublié d’enfiler la bonne sorte de sous-vêtement (du genre qui saisit et remonte fermement les attributs masculins). Il porte plutôt par erreur un boxer plus civil qui favorise le confort relâché, et il en paie le prix… Tellement qu’il a dû s’arrêter au bord de l’autoroute, croyant que la selle était tombée. Il y avait bien à sa place une plaque noire ressemblant — et sentant (oui, la vraie odeur) — à une selle de moto. Mais elle n’en avait pas le confort. Comme une râpe à fromage qui effiloche l’éponge à vaisselle. Depuis, je surnomme cette monture « Seatfighter ».
L’un des grands problèmes des motos (et Dieu sait si elles en ont : le froid, la chaleur, la selle) est qu’on ne ressent pas vraiment à quel point elles vont vite. Même une vieille Impala procure une sensation de vitesse plus intense qu’un superbike. Pourquoi ? Lorsqu’on enfonce la pédale d’une voiture, on ressent l’accélération seulement par le bas du dos pressant sur le dossier. Une vive accélération dans une voiture à banquette compresse quatre pouces de mousse comme un sandwich panini dans un gril. Et c’est pourquoi on se sent partir comme dans une navette spatiale. Sur une moto, la force d’accélération est répartie uniformément entre les genoux enserrant le réservoir (ou plus souvent de nos jours le faux réservoir), les mains sur le guidon, les pieds sur les repose-pieds, et la fourche qui propulse le pilote dans l’air comme un sauteur à skis. Exprimé sous forme de formule mathématique : (tous les facteurs ci-dessus) + (une bonne torsion des gaz) = quelque chose comme une Impala.
Mais il n’en est pas ainsi sur la « Seatfighter ». Contrairement à la 1198 dont elle s’inspire, qui permet au pilote de s’accroupir derrière le pare-brise et de foncer dans l’atmosphère, la position de conduite de la « Seatfighter » procure le genre de sensation vertigineuse qu’on ressent un jour de grand vent quand votre échelle extensible en aluminium se trouve appuyée sur la maison pour nettoyer les gouttières. On se sent vulnérable aux éléments, on ressent chaque coup de vent, et on se demande si la descente de gouttière pourra supporter notre poids en cas d’urgence…
En selle, cette Ducati semble ne pas avoir de roue avant. On sait qu’elle y est (du moins, on l’espère!) mais elle reste invisible. La position de conduite rappelle celle de certaines montures expérimentales d’Erik Buell. Mais contrairement à ces incongruités à tiges-poussoirs, la « Seatfighter » possède un honnête moteur de superbike. À la différence de certains moteurs châtrés qu’on retrouve sur des superbikes dépouillés, celui-ci, dérivé de la 1098, affiche seulement 5 chevaux de moins que les 160 de cette dernière, récemment disparue. Sur un dynamomètre Pro 6 Cycle, elle a enregistré un respectable 141.
Si vous n’avez jamais essayé un naked bike doté d’un moteur de superbike, cela peut vous sembler beaucoup, mais quand on sollicite les gaz de la « Seatfighter », ses 141 chevaux paraissent comme 300. La proximité de son guidon, la presque invisibilité de son petit groupe d’instruments (on l’a remarqué au repos, mais on ne le voyait plus en roulant) et le clapotement des cuirs, des pantalons et de la peau de votre cou sont une sensation si viscérale qu’on dirait qu’une main géante descend du ciel pour vous jeter en bas de la monture. Après une journée complète d’accélérations et de freinages énergiques, un de nos pilotes d’essai en avait des bleus sur les genoux à force de serrer la machine. C’était la première fois. Et en cela la « Seatfighter » est certainement l’une des motos les plus franches. Elle sait nous terrifier sérieusement, et plus jamais une vieille Impala ne pourra nous impressionner.
La version S de la « Seatfighter » que nous avons testée est pourvue de bonnes pièces de suspension Ohlins. Elle possède aussi le système de contrôle de traction Ducati (DTC) qui devrait être obligatoire sur une telle monture. Nous avons beaucoup écrit sur le contrôle de traction en général et le DTC en particulier, mais au cas où vous auriez été caché dans votre garage depuis des années, en voici la version condensée. Le DTC offre huit réglages. Le huitième est le plus intrusif. Si vous poussez un peu, les voyants s’allument sur le tableau de bord pour vous informer que le système entre en action pour restreindre le patinage. Si ces voyants sont représentatifs de la réalité, la conduite d’une moto doit être aussi dangereuse que jongler avec des couteaux. (On dit bien si les voyants sont exacts, car nous avons un doute comme quoi le huitième réglage existe seulement pour décourager les réclamations frivoles de garantie par des propriétaires qui pensent qu’ils ne marchent pas bien.) Le DTC est si efficace et sophistiqué qu’on ne peut pas toujours le ressentir, à moins de rouler très vite. Et il vous réconforte pour le prix que vous avez déboursé – 22 995 $ pour être exact.
Les réglages 4, 5 et 6 seront les plus utilisés, car c’est là que le système fonctionne le mieux. À la première sollicitation, le DTC examine la synchronisation d’allumage. Si cela ne vous ramène pas à la raison, il coupe momentanément l’allumage et amène du carburant non brûlé dans les collecteurs (ce n’est pas vraiment cela, mais du moins interrompt-il effectivement l’alimentation en carburant). Les réglages 1 et 2 s’adressent à des pilotes beaucoup plus habiles que des journalistes – nous avons été témoins de pilotes d’usine laissant d’énormes traces de caoutchouc dans les virages, en réglages minimes. Voilà au moins un but à atteindre!
Les freins de la « Seatfighter », à la mode Ducati, font vaciller la planète sur son axe si vous les pressez un peu trop fort. Si vous y allez trop énergiquement, vous ferez comme un sauteur à skis sur la rampe. L’atterrissage risque de ne pas être élégant…
Voici venu le moment de vous dire à quoi cette moto est bonne. On dit habituellement « Elle convient aux trajets quotidiens et au tourisme occasionnel » ou quelque chose d’aussi prévisible. Mais on ne vous contera pas de pipe sur la « Seatfighter » : elle ne sert pratiquement à rien. Vous pourriez la piloter une journée en piste, mais c’est peu probable. (Nous fréquentons souvent les pistes et n’y avons jamais vu rien de semblable.) On pourrait l’enfourcher pour le tourisme, si le journaliste de Moto Journal était assez étourdi pour sortir de la ville avec une Ducati si inconfortable. Non, il ne peut y avoir qu’un seul usage à cette moto : vous visez une route dégagée et vous tordez les gaz au maximum en vous accrochant. Quand vous atteignez une vitesse suffisante, le vent gonfle votre casque et, même avec une pleine visière, vos yeux se mettent à pleurer et vous essayez de vous accroupir derrière le guidon sans vraiment y parvenir. Alors, vous vous cramponnez. Et vous vous sentez aussi vulnérable qu’attaché sur un capot de voiture filant sur l’autoroute, votre ex-blonde au volant. Autrement dit, la « Seatfighter » est exactement votre genre de moto préférée.