Le Labrador en moto avec Iceman

Par Moto JournalPublié le

« Es-tu cinglé? Tu ne réussiras jamais à trouver quelqu’un pour faire ce périple insensé avec toi! »

Ce n’est pas la première fois que j’entends cette remarque. Du 1er au 19 janvier 2007, j’ai parcouru le Canada depuis Victoria, C.-B., jusqu’à Cape Spear, T.-N. Je suis devenu le premier à renouveler cet exploit en 2008 depuis Victoria, C.-B. jusqu’à Goose Bay, au Labrador, du 2 au 18 janvier, devenant une fois de plus la première personne à parcourir la TQL (l’autoroute Trans Québec-Labrador) en hiver sur une moto. Certains disent que je suis né dans un congélateur!

Lors de mon voyage en 2008, mon ami Harry Harding m’avait accompagné depuis Victoria jusqu’à Brandon, au Manitoba. Je peux vous assurer que j’ai eu ma part de commentaires négatifs. Mais quand j’ai entrepris d’organiser la Tournée Frozen Butt, au cours de laquelle je me proposais de guider jusqu’à 10 pilotes pour faire l’aller-retour de Baie-Comeau à Goose Bay en empruntant la TQL, les intéressés sont arrivés d’un peu partout. Après avoir passé une année à planifier cet événement et à me gratter la tête en me demandant si cet exploit était même réalisable, le jour du départ arriva enfin.

•    Keith Herve d’Englewood, Floride, sur une Kawasaki KLR 650 2009
•    Patrice Roux de Sherbrooke, Québec, sur une BMW F800 GS 2008
•    Steve Becraft de Victoria, qui partirait de Victoria pour nous rejoindre à Baie-Comeau, sur une BMW F650 GS 2007
•    Moi-même, Paul Mondor de Victoria, C.-B, sur « Frosty », la machine qui avait déjà traversé le Canada d’un océan à l’autre en hiver : une BMW f650 GS 2007
•    Et Gerry Malone, le conducteur de notre véhicule de soutien, un GMC Silverado HD2500 2004

J’avais déjà failli mourir (plusieurs fois) en 2008 quand j’avais parcouru seul la TQL et il était hors de question que je récidive. Je raconte dans mes livres Two wheels through winter et Iceman vs. Labrador que l’isolement, l’immensité et le simple fait de se retrouver seul à l’extérieur à des températures aussi basses que -61 degrés Celsius, comme j’ai pu l’expérimenter en passant par Labrador City et le Labrador, peuvent faire en sorte que la route peut vous tuer et vous tuera à votre première erreur. Souffrir d’exposition inversée et rester étendu sur un banc de neige en ayant abandonné tout espoir est une expérience à laquelle je ne voudrais soumettre personne. Une seule erreur peut être fatale. Si vous n’arrivez pas à trouver votre trousse de survie, vous mourrez en quelques minutes.

Nous nous sommes donc rencontrés à Baie-Comeau le 30 janvier. Nous avons passé deux jours à faire connaissance et à nous familiariser avec les machines et l’équipement. Je me suis également assuré que chacun avait bien compris que CETTE tournée pouvait les tuer et les tuerait s’ils la sous-estimaient. Puis nous avons décollé. Le programme était le suivant :

•    Jour un : Baie-Comeau jusqu’à Manic-Cinq et coucher au Motel de l’Énergie (226 km).
•    Jour deux : Manic-Cinq jusqu’à Labrador City (389 km).

Si après cette première étape tout se passait bien, nous nous dirigerions vers Goose Bay! Je pus facilement me rendre compte avant même d’avoir atteint Labrador City que j’étais en compagnie de pilotes exceptionnels. Ils étaient déjà plus confiants sur la glace et nous roulions parfaitement bien ensemble. Omettre de vérifier dans les rétroviseurs si le pilote derrière chacun d’eux était toujours en vue et continuer d’avancer même si nous n’étions pas tous en file était quelque chose que je n’aurais JAMAIS toléré. Ils le savaient et avaient rapidement compris pourquoi. Nous avons décidé d’accélérer notre allure jusqu’à Goose Bay et peut-être de nous diriger vers Cartwright en empruntant le nouveau prolongement de l’autoroute du Labrador pour ainsi devenir les premières motos à la parcourir.
 
Une distance de 260 km sépare Labrador City de Churchill Falls et de 285 km de Churchill Falls à Goose Bay. Après avoir quitté Labrador City, il était évident que ma visière ne tiendrait pas le coup. Pour une raison inconnue, l’appareil respiratoire à l’intérieur du casque n’arrivait pas à en assurer l’étanchéité, et une épaisse et aveuglante couche de glace se formait continuellement à l’intérieur. Après avoir fait demi-tour avec Steve — en laissant Keith, Patrice et le véhicule de soutien poursuivre leur route jusqu’à Churchill Falls —, je suis allé m’acheter une visière chauffante à Labrador City avant de me diriger de nouveau vers Churchill Falls. Steve et moi affichions une vitesse et un rythme exceptionnels. Une moyenne d’environ 100 km/h!

À un moment donné, Steve perdit le contrôle du train avant de sa moto et fit une chute latérale, tournoyant et glissant comme une crêpe dans une poêle huilée et brisa son levier d’embrayage. Il dut passer les quatre jours suivants à rouler sans levier d’embrayage puisque celui que j’avais commandé ne serait livré à Labrador City qu’à notre retour.
Keith et Patrice savaient que je tenterais de les rattraper, ils avaient donc accéléré eux aussi. Nous sommes arrivés à Churchill Falls une demi-heure après eux. Après avoir dîné, nous nous sommes dirigés de nouveau à toute allure vers Goose Bay. Nous avons fait un arrêt à mi-chemin à la bâtisse de l’équipe d’entretien des routes. Ils nous ont servi des muffins et du café chaud. Nous avons décliné le rhum… Après une heure passée à rire et à manger, nous sommes partis.

Nous nous sommes alors dirigés vers Goose Bay. Nos chambres à l’Hotel North étaient dans un état lamentable. Après leur avoir montré de quel bois je me chauffais (non, mais!), le personnel a tout remis en ordre, et nous avons enfin pu dormir du sommeil du juste…. et du cinglé. Après notre réveil le lendemain matin, nous sommes allés déjeuner. La nouvelle autoroute Trans Québec-Labrador ne comportait aucun arrêt. Près de 400 km jusqu’à Cartwright sans aucune halte, aucune station-service ni aire de repos. Nous allions devoir faire le plein à l’aide des jerricanes dans le camion.

Rien ne peut altérer la beauté ni l’immensité du Labrador. Mais en hiver, l’aveuglante neige blanche et le ciel d’un bleu incroyable observés derrière la visière d’un casque de moto donnent l’inexplicable impression d’être à l’unisson avec l’environnement. À ceux qui affirment que c’est complètement cinglé, je réponds qu’ils ne peuvent pas le savoir tant qu’ils ne l’ont pas vécu. En roulant, nous avons vite réalisé que notre groupe n’était à nul autre pareil. Je n’avais pas besoin d’être sans cesse le premier du peloton et nous pouvions changer de position quand nous le voulions. Patrice a donc pris la tête sur une partie de l’autoroute à plus de 100 km/h sur le bitume glacé et enneigé. Continuellement sur le point de glisser et à la limite de ce qu’un humain peut endurer en matière de peur viscérale, l’expérience se transforme en quelque chose d’indescriptible.
 
Nous avons atteint Cartwright 8 heures et demie plus tard. En chemin, nous avons rencontré un groupe de jeunes autochtones qui passaient trois mois et demi sur les routes pour recueillir des fonds contre le diabète chez les autochtones. Ils chassaient pour manger, dormaient dans des bivouacs et vivaient dans les bois à temps plein. N’est-ce pas génial?
 
Une fois à Cartwright, nous étions complètement brûlés. Les derniers 90 km nous avaient achevés. Notre niveau d’adrénaline commençait à baisser. Nous ne ressentions plus rien et il fallait que nous nous arrêtions. C’était sans compter qu’il y avait des caribous partout. À maintes reprises, nous avons fait passer Gerry et son camion devant nous pour nous couvrir, ce qui nous a été bénéfique plusieurs fois.

Nous sommes arrivés au Cartwright Hotel à 18 h 45 dans un état d’euphorie. Nous n’arrêtions pas de sauter et de nous faire des accolades. Nous avions accompli l’objectif que nous nous étions fixé. Nous étions maintenant officiellement les premiers motocyclistes ayant réussi à parcourir la nouvelle autoroute Trans Québec-Labrador.

Nous sommes allés au lit après le souper. Le lendemain matin, nous nous sommes rendus au village de Cartwright pour faire le plein et aller dans (sur) l’océan Atlantique. Une autre première!

Ensuite, nous avons amorcé l’autre section de 1 500 km pour retourner jusqu’à Labrador City.

Impossible de supprimer le sourire qui fendait nos visages gelés. C’est au moment où nous avons rejoint la nouvelle autoroute à l’intersection de la route Methis Trail et de la TQL que les choses se sont gâtées. Steve partit en tête le couteau entre les dents. Durant les deux heures qui ont suivi, nous avons roulé sans arrêt à des vitesses variant de 100 à 120 km/h. Quand je me suis arrêté, Keith m’a regardé puis m’a demandé en esquissant un large sourire : « Paul, est-ce que nous avons rattrapé notre retard? »

C’était complètement fou. La scène qui défilait sous mes yeux et l’image des pilotes dans mes rétroviseurs dans un tel environnement représentaient un moment inoubliable. Nous avons fini par ralentir le rythme, mais en 5 heures, nous venions de franchir la même distance que nous avions parcourue la veille en 8 heures et demie.

De retour à Goose Bay, nous avons été accueillis par des gens de la place. Durant notre périple, tous les camionneurs et les gens du coin écoutaient la radio et tout le monde savait où nous nous trouvions. Cela nous a permis de rouler en sécurité dans la mesure où les camionneurs n’étaient pas surpris de voir des motocyclistes sur la route.

Le lendemain, au réveil, nous nous sommes dirigés vers Churchill Falls First et ensuite vers Labrador City.

Les 285 km reliant Goose Bay à Churchill Falls se sont bien déroulés. Il y avait un mélange de neige et de vent. Nous avons fait une pause et avons mangé une poutine terre-neuvienne absolument incroyable. (Ne posez pas de questions.) Puis, nous avons mis le cap sur Labrador City, que nous avons atteint à 19 h. Katrina, qui travaille là-bas et qui a suivi tous mes exploits depuis que je m’y étais rendu en 2008, était très heureuse de me voir. Et j’étais tout aussi content qu’elle.

Nous avons passé la nuit à mettre nos blogues à jour et j’ai vendu les derniers livres que j’avais amenés avec moi. Le lendemain, nous devions affronter la route Fire Lake Mine et nous savions que nous ne pouvions pas baisser notre garde. Il s’agit d’une route glissante (duh!), sinueuse et étroite qui comporte de nombreux angles morts.
 
Après l’avoir traversée, la neige s’est mise à tomber avec force.

Souvent (la plupart du temps, en fait), nous ne pouvions pas apercevoir la route. L’accotement ne faisait plus qu’un avec la route et le fossé. À certains moments, nous avons perdu de vue le camion de soutien parce que le conducteur ne pouvait pas nous suivre d’aussi près qu’il l’aurait vu.

Nous avons tout de même réussi à nous rendre jusqu’au Relais Gabriel où nous avons mangé de la soupe aux pois pour nous réchauffer. Avec un pouding chômeur en plus, nous étions au paradis. Puis nous sommes allés à Manic-Cinq, où nous avons fait le plein et remercié le personnel de Transport St-Pierre qui nous avait aidés quelques jours plus tôt en organisant le transport de nuit de pièces de rechange pour une courroie brisée et une poulie de tension brûlée. Sans leur aide, nous n’y serions pas arrivés.

Environ une heure après avoir quitté Manic-Cinq, mon pneu avant a crevé. J’ai tenté de le réparer moi-même, mais je n’ai pas réussi… Il était hors de question que je termine la tournée dans la remorque! J’ai donc parcouru les derniers 106 km avec une crevaison. C’était délirant et épeurant au point d’en avoir la nausée.
 
Nous avons atteint Baie-Comeau en un seul morceau. Nous avons crié, dansé, puis nous nous sommes écroulés. Nous avions réussi!

Ce n’est que le lendemain, tandis que nous roulions (à l’exception de Steve qui retournait en Colombie-Britannique afin de réussir là où j’avais échoué : soit d’être le premier motocycliste à faire l’aller-retour d’un océan à l’autre en hiver), que nous avons réalisé toute la portée de notre aventure.

Il y avait 8 jours à peine, nous étions de parfaits étrangers. Aujourd’hui, nous sommes des amis à vie. Mais au-delà de ça, nous avions partagé notre vie, couru des risques et remis notre en vie entre les mains de chacun. La profondeur des liens qui nous ont unis garantit notre amitié pour la vie.

•    3 000 km de routes gelées et glacées;
•    des températures atteignant -43 degrés Celsius;
•    quatre pilotes;
•    une nouvelle route jamais franchie auparavant par des motocyclistes;
•    des chutes et des dérapages qui auraient amené 99,9 % des pilotes à se demander « pourquoi? »;
•    des rires, des larmes, des grognements et des cris si primitifs que nous n’avons pourtant entendus que dans le fonds de nos casques;
•    des accolades respectueuses, de l’admiration et la certitude que l’homme que vous enlacez remettait, à certains moments, sa sécurité et sa vie entre vos mains.

En fin de compte, les gens que nous avons croisés sur notre chemin dans les cafés, les automobilistes qui s’arrêtaient sur la route en pleine tempête de neige pour prendre des photos en nous faisant signe pour nous souhaiter bonne chance, le camionneur qui nous a encouragés en klaxonnant ainsi que le policier de la SQ (Danny, tu te reconnaîtras!) qui a jasé avec nous, les enfants dans les restaurants accompagnés de leur mère et les personnes âgées nous racontant le récit de l’époque lointaine où ils roulaient au crépuscule, sont des souvenirs que nous n’oublierons jamais.

Sans eux, la tournée Frozen Butt n’aurait été qu’une simple tournée. Ils nous ont donné la chaleur que nous cherchions tant. Jusqu’à la prochaine fois. Je sais que je parle au nom de tous, alors que dites-vous du Labrador? Du Québec? De Terre-Neuve?
Merci!

Ici iceman, terminé!

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