Rodéo autrichien

Par Neil GrahamPublié le

Le Rodéo Erzberg est un rallye qui se déroule dans un puits minier. Du moins, c’est tout ce que sait Neil Graham avec certitude. Pour le reste, il n’y comprend absolument rien.

Je suis en train de suivre un Mexicain du nom de José Lois Natazzedona alors qu’il traverse une tente de la taille d’un chapiteau qui est juchée sur le bord d’une carrière en Autriche. Je suis terrifié à l’idée de le perdre de vue, et, dans la pénombre, je m’effondre sur un homme qui a perdu connaissance dans une brouette. Je me relève immédiatement, mais José Lois a disparu. Je jure contre l’homme affalé dans la brouette, qui lui, n’a pas bougé. Il pourrait bien être mort. Puis un homme passe devant moi tenant une femme par la main qui elle-même tient la main d’une femme qui tient à son tour la main d’une autre femme! Un homme soul à ma droite pose sa main sur mon épaule et me dit quelque chose dans une langue que je ne comprends pas. Il me dit probablement quelque chose comme « maudit chanceux », et comme je ris, il me fixe durement pendant un long moment et j’ai l’impression qu’il va soit m’embrasser, soit me casser sa bouteille de bière sur la tête. Puis j’aperçois le crâne dégarni de José Lois à l’autre bout de la tente.

Je m’esquive mais je trébuche une fois de plus sur l’homme dans la brouette et je maudis son existence. Je croise un type au torse nu dont l’amas adipeux qui recouvre ses pectoraux ressemble à une paire de seins, je dois lui avoir jeté un drôle de regard puisque, lui aussi, semble vouloir m’embrasser! Je ne peux m’empêcher de penser, avec dégoût, à quel point cet endroit est une horrible marmite bouillonnante de testostérone. Soudain, une femme revêtue d’une combinaison moulante en vinyle s’arrête devant moi et m’offre une minuscule cannette de boisson énergisante au goût immonde. Je l’avale d’un trait. Mon cœur commence à battre la chamade et je réalise que je suis amoureux de cette femme et j’imagine notre vie ensemble dans un chalet perché sur le bord d’un fjord. Mais malgré mes tentatives pour essayer de l’imaginer dans une robe d’été au milieu d’un pré ensoleillé, je n’arrive pas à la voir dans une autre tenue que sa combinaison en vinyle, et je ne suis plus du tout amoureux. Cet intermède amoureux me fait perdre de vue José Lois une fois de plus. J’aperçois de nouveau le type à la paire de seins et, m’apprêtant à courir dans l’autre direction, je tombe nez à nez avec José Lois.

Je dois vous dire que José Lois a en sa possession la clé qui s’insérera dans le contact et fera démarrer le moteur d’une auto qui nous conduira dans un charmant petit chalet situé à 10 kilomètres de la ville, où je pourrai dormir profondément et respirer l’air frais des montagnes. Mais cela ne se produira pas. José Lois, qui est le rédacteur en chef d’une revue de moto mexicaine, me dit que nous ne pouvons pas partir parce que la journaliste américaine qui voyage avec nous a disparu. « Alors, s’en est fini d’elle », dis-je, pensant qu’un homme ayant grandi dans le même pays que des peintres sociaux-réalistes tels Diego Rivera et José Clemente Orozco comprendra aisément que la mort est le lot des innocents. « Vous savez, me dit-il dans une langue parfaitement articulée, des commentaires du genre sont loin d’être utiles. »

J’assiste à un événement qui s’appelle le Rodéo Erzberg, et, pour vous épargner une longue et inexacte explication, je me conterai de le décrire comme étant une course de moto hors route. Je ne suis ici que depuis quelques jours à peine, mais j’ai l’impression que ça fait des semaines, et j’ai du mal à saisir ce qui se passe. Chaque fois que j’aborde l’organisateur de l’événement, il pointe un doigt en l’air et continue de parler dans son casque d’écoute. Cela se reproduit sans cesse, et nous ne nous parlons jamais. Alors, je me contente de suivre les gens autour de moi en essayant de comprendre ce que je peux en les écoutant parler dans des langues que je ne comprends pas.

Plus tôt dans la journée se tenait la randonnée en sentier des journalistes à laquelle j’avais été invité par KTM. Je chevauchais une moto hors route orange et, affublé d’une combinaison aux couleurs agencées, j’avais l’air très séduisant. Le leader de notre petite randonnée était un homme dénommé Cyril Després, un pilote ayant acquis une certaine réputation après avoir remporté le rallye Paris-Dakar. Cet exploit avait grandement impressionné la femme que nous n’arrivions pas à retrouver et que je présumais morte. M. Després, un Français extrêmement séduisant, nous amena dans un puits de gravier puis nous accula devant une pente recouverte de gravier meuble.

Mon cœur se mit à battre avec affolement tout comme il l’avait fait il y a à peine quelques instants quand j’étais devenu amoureux. Il était trop tôt pour prétendre que j’étais fatigué (la randonnée venait de commencer deux minutes plus tôt), mais il était hors de question que je fasse cette ascension. J’ai donc dépassé la file informelle de participants qui s’était formée en filant à toute allure vers la pente. Après avoir chuté, je pourrai alors relaxer. Mais je réussis à me rendre jusqu’au sommet. Je jubilais, n’arrivant tout simplement pas à le croire. Et ce fut la dernière pente que je réussis à gravir avec succès pendant notre petite randonnée avec le séduisant Français.

Nous étions maintenant au beau milieu de la nuit, et José Lois et moi et le reste de nos compagnons de voyage en étions venus à la conclusion que l’Américaine était bel et bien morte. (Les lecteurs au cœur sensible seront heureux de savoir que la femme n’est pas morte. Elle était ivre et s’était tout simplement éloignée de la tente puis s’était couchée en boule sur une pile de bûches avant de perdre connaissance. On alla la chercher le lendemain puis elle disparut pour pouvoir récupérer.)

Le lendemain, je fais un effort particulier pour mieux suivre l’action. Je demande à un groupe d’Italiens de m’expliquer en quoi consiste le Rodéo Erzberg. Voici ma traduction : Erzberg signifie « montagne composée de minerai de fer ». Oui, il s’agit bien d’un trou de minerai de fer qui est exploité depuis un million d’années. (Il s’agit sûrement d’une erreur, mais en italien, je ne suis pas habitué avec les chiffres élevés.) Le terme rodéo signifie « défilé de chevaux mené par des garçons habillés comme des vaches ». La course de moto elle-même a lieu depuis moins d’un million d’années. Elle se déroule en deux volets. Premièrement, vous devez rouler sur une route qui n’est pas trop mal pour voir si vous pouvez prendre part à la vraie course dont le parcours est vraiment atroce. Ah oui, vous devez vous qualifier. Pour se qualifier, il faut gravir une route minière. Mais combien y a-t-il de pilotes? Un million, me répond un homme. Je lui demande de me tracer le nombre dans le sable avec un bâton. J’apprends qu’il y a 1 700 pilotes, mais 500 d’entre eux pourront participer à la vraie course.

Un peu plus tard, je demande à un Allemand, que j’arrive à comprendre un peu, de me donner des précisions. L’organisateur, me dit-il (l’homme au casque d’écoute), fait en sorte que la course soit tellement difficile qu’un seul pilote arrive à la terminer. C’est ça le but : un seul finissant. La course débute dans un puis minier puis se poursuit sur un parcours qui couvre 40 kilomètres. Vous avez trois jours (« non, non, trois heures ») pour la terminer. Je devrai avoir à l’œil un pilote de KTM polonais du nom de Taddy Blazusiak, me prévient l’Allemand; c’est probablement lui qui remportera la course. « Et maintenant nous devons y aller, parce que c’est sur le point de commencer. » Je rejoins mes amis et m’assois sur le bord de la carrière en observant plus bas 10 rangées de 50 motos. Les pilotes prennent le départ une rangée à la fois, selon leurs résultats lors des épreuves de qualification sur une route pas trop mal.

Le simple fait de réussir à sortir du puits est difficile – la plupart des motocyclistes du monde entier ne réussiraient jamais à sortir de la carrière – mais ça, c’est la partie facile. Une fois que la moitié des 500 motos ont pris le départ, je monte dans une auto où on m’emmène à un autre point d’observation. Comme dans le cas des rallyes automobiles européens, les spectateurs se rassemblent à l’endroit où le carnage est susceptible d’avoir lieu, et dans cette course-ci, à peu près n’importe où est un bon endroit pour assister au carnage. Le parcours balisé suit des routes d’accès minières, puis des flèches indiquent aux pilotes qu’ils doivent gravir des pentes à la cambrure alarmante. La participation des spectateurs est un élément clé. Des Autrichiens au torse dénudé agrippent les roues de motos accidentées et traînent les pilotes jusqu’au sommet. Les pilotes ne semblent pas avoir leur mot à dire dans cette histoire – si quelqu’un veut vous aider, eh bien vous serez aidé!

Les machines accidentées ne tardent pas à obstruer le parcours officiel, et pour les éviter, les pilotes se répartissent en éventail et prennent les pentes d’assaut pour atterrir directement sur les genoux des spectateurs. Mais je suis moi-même en pleine crise : l’encre dans mon stylo a séché et je suce le bout pour essayer de faire couler l’encre de nouveau, quand je remarque un homme à vingt mètres de moi avec une trompette en plastique qu’il agite dans ma direction. Il crie « blick-blick-blick » trois fois de suite, rapidement. Je ne comprends pas la langue qu’il parle. Puis il fait un signe en direction du bas de la pente puis vers moi. Blick-blick-blick signifie « enlève-toi de là pauvre imbécile ». Je plonge derrière une roche de la taille d’une auto et quelques instants plus tard, une moto se hisse au sommet de la pente et fait un vol plané pour aboutir à l’endroit exact où je me trouvais. Je me serais fait arracher la tête.

Je sors de derrière le rocher et l’homme se met à souffler dans sa trompette en plastique et lève son pouce en signe d’approbation. Puis, il pointe de nouveau le doigt en direction de la montagne et je me précipite de nouveau derrière le rocher! Mais il n’y a aucune moto. Un homme porte les mains à sa poitrine en affichant la même expression qu’un enfant effrayé. Un autre homme suce son pouce. Ils veulent me signifier qu’ils trouvent que j’ai l’air d’un bébé apeuré. C’est alors que je vois arriver les Italiens que j’avais rencontrés un peu plus tôt. Ils s’arrêtent pour me parler. Heureusement, ils ne m’ont pas vu quand j’affichais un air effrayé. Ils me disent qu’ils me reverront plus tard dans le « pop-pop », ce qui, je crois, est la tente principale, puis ils repartent. Je me remets à sucer mon stylo.

Nous nous dirigeons ensuite vers une falaise qui surplombe une vallée rocailleuse. Nous arrivons à temps pour observer Taddy Blazusiak négocier cette section du parcours. Il lui faut 30 minutes pour faire 300 mètres. Tous les Autrichiens, sauf les plus en forme, vous diraient qu’il est absolument impossible de marcher sur ce terrain. Des roches de la grosseur d’un réfrigérateur obstruent le fond de la vallée en forme de V. Blazusiak saute d’une roche à l’autre de la même façon qu’une personne « normale » sauterait d’une pierre à l’autre en traversant un ruisseau. Blazusiak finit de négocier cette section bien avant que le pilote en deuxième position, Doug Lampkin, apparaisse. Lampkin est l’un des meilleurs pilotes de moto trial au monde, mais il éprouve des difficultés. Il ne tarde pas à s’affaler sur le sol et une équipe médicale vient lui porter secours. Il souffre de déshydratation. Tandis qu’un autre pilote tente de le dépasser, une roche s’échappe du pneu arrière et atteint Lampkin à la tête en l’assommant. La course est alors suspendue.
Pendant que Lampkin est évacué, quelques pilotes se pointent au poste de contrôle et s’effondrent sur le sol. Ils supplient les rares spectateurs présents de leur donner à boire et à manger. Je donne ce qui me reste d’eau à un homme en lui demandant comment il va. « Va te faire voir, l’ami », me dit-il d’un ton cordial. Je donne ma dernière barre énergétique à un Sud-Africain du nom de Darryl Curtis et il me souffle un baiser. « C’était une vraie course jusqu’à il y a une heure et demie, dit-il, mais là, c’est impossible ». Il me demande combien de temps il a fallu à Blazusiak pour franchir ces rochers. Je lui réponds 25 minutes. Il me dit que ça va lui prendre une heure. Il lui en fallut beaucoup plus.

Quand la course reprend, Blazusiak l’a déjà terminée, le carnage étant derrière lui et il n’avait aucune façon de le savoir. Au fil d’arrivée, il dit quelque chose en polonais à une caméra de télévision et je vais me chercher quelque chose à boire. Je suis de retour dans la tente quand la femme toute de vinyle vêtue se dirige vers moi avec ses boissons énergisantes au goût atroce. Elle ne me fait plus aucun effet à présent. Je suis déshydraté et grincheux.
— Est-ce que vous aimez cette merde? lui demandai-je, en pointant du doigt une cannette.

Elle rit et me fait un merveilleux sourire.

Je bois de l’eau et de la vodka, me dit-elle, mais je ne les mélange pas.

Maintenant, j’arrive à l’imaginer vêtue d’une robe d’été au milieu d’un pré fleuri au printemps. Lorsque je lui demande ce qu’elle pense de cet événement moto, elle me répond que ça lui fait penser à une « activité phallique ». Je la regarde perplexe. « Vous savez, explique-t-elle, le genre de choses que les hommes font quand il n’y a pas de femmes avec eux. »

J’ai la tête remplie d’images de seins d’homme aperçus l’autre nuit. Je frémis de dégoût. Puis je pars à la recherche des Italiens; ce sont les seules personnes qui parlent la même langue que moi…

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