Lorsque Neil Graham, manquant cruellement de sommeil, arrive enfin à Taiwan, il ne sait pas encore ce qui l’attend. Et c’est mieux ainsi.
Je suis confiné dans le siège du milieu de la rangée centrale, et moins de soixante minutes après le début d’un vol qui durera onze heures, les gens autour ronflent déjà. La vieille dame devant moi a reculé son dossier dans mes genoux, et je me retrouve immobilisé, paralysé. Je passe les cinq heures suivantes à somnoler par cycles de dix minutes. Comme je commence à dériver dans les bras de Morphée, mon front tape le dossier devant, je me réveille, je rebondis en arrière, et je recommence. Lorsqu’un cri d’enfant retentit, j’ouvre grand les yeux. Je ne me rappelle même plus ma destination.
En passant par-dessus l’homme endormi à côté de moi (il ne se réveille pas, bien que je ne tente pas la discrétion en quittant mon siège, m’appuyant sur sa tête pour garder l’équilibre) j’aperçois mon compagnon de voyage Rob Harris, rédacteur en chef du Canadian Motorcycle Guide Online, ce qui me ramène la mémoire. Harris et moi sommes les invités de Beco Motor International, l’importateur canadien des scooters Kymco, et nous allons à Taiwan pour visiter l’usine.
On peut faire la meilleure qualité
L’usine se trouve dans la ville de Kaohsiung. Quantité de produits sont fabriqués ici et expédiés partout dans le monde. Le port est immense, l’air brun et la ville empoussiérée. Les rues réservent des voies aux scooters et ceux-ci sont partout, innombrables. À une seule intersection, on voit passer davantage de scooters qu’il n’y en a dans tout le Canada. Des milliers. Comme des sauterelles.
« Croyez-moi, on peut faire la meilleure qualité » affirme l’affiche dans le couloir qui mène à la salle de réunion du deuxième étage. On nous amène à une longue rangée de pupitres faisant face à une autre rangée semblable. Nous nous assoyons d’un côté. Les dirigeants de l’usine s’assoient de l’autre. Tous vêtus du même costume blanc, ils sont munis de bloc-notes et de stylos. C’est troublant ; on se dirait examinés pour l’admission dans un asile d’aliénés. Dans le coin de la pièce est assis un Taiwanais du nom de MacGyver Tai. Surpris de ce nom, je m’enquerrai plus tard de son origine. « C’est d’après l’émission de télé, m’avoue-t-il, nous nous fabriquons des noms anglais. »
On nous montre un vidéo soigné. « Là où le soleil brille, il y a Kymco » distille la voix. Je baisse la tête et j’essaie de réfléchir à cette affirmation, mais les phrases se succèdent. « Une marque mondiale de production soignée ; les employés les mieux qualifiés ; l’incarnation de la haute technologie et de l’art ». Au sujet de leur souci pour l’environnement, la voix dit simplement « Nous plaçons des poissons dans l’eau et ils survivent. ».
Pour ceux qui n’aiment pas les chiffres, sautez ce passage ; pour les autres, voici les statistiques de Kwang Yang Motor Motor Company Limited : fondée en 1963 en tant qu’usine de Honda à Taiwan ; privatisée en 1989 ; lance les produits Kymco en 1992 ; compte 2 517 employés dans un nombre indéterminé d’installations, exporte dans 86 pays sur les cinq continents ; au-delà de 40 modèles de scooters, 12 de motos et 20 de quads ; marque de scooter la plus populaire à Taiwan (293 000 exemplaires l’an dernier) ; production annuelle de 500 000 unités ; un scooter produit toutes les 42 secondes.
On me donne une casquette de baseball pour la visite de l’usine. Je l’essaie, puis je l’enlève : ce n’est pas mon genre. MacGyver me demande de la remettre. Je la remets. Dans l’usine, les gens travaillent rapidement ; la ligne de production ne s’arrête jamais, sans pause. Si je travaillais à ce rythme, j’écrirais un roman en une seule nuit. Les cylindres s’enfilent sur les pistons. Les carénages s’attachent aux châssis. Les câbles sont enfilés et fixés. Rien qu’à regarder cela, on est épuisé. Dans le stationnement extérieur, les machines sont alignées et chargées dans des camions ouverts pour livraison locale, comme du bétail vers l’abattoir. À la différence qu’on produit un scooter plus vite qu’on élève une vache.
L’essai d’un quad Kymco
Aujourd’hui, je conduirai un quad pour la première fois de ma vie. Je n’ai jamais été très intéressé par les VTT, je préférerais tenter ma chance dans la circulation sur un scooter, mais on ne veut pas nous laisser aller dans les rues. MacGyver explique que la loi taiwanaise interdit aux étrangers de conduire, mais je ne le crois pas. Le visage de MacGiver reste de glace lorsque je le mets en doute, signifiant la fin de la discussion.
On s’entasse dans des minifourgonnettes et on franchit les collines pour redescendre sur la plage au bord de l’océan, où un homme et une femme opèrent une location de VTT. Nous conduisons en file indienne derrière notre guide sur les dunes. Derrière le quad de la dame est assis un chien qui balance son poids avec adresse pour rester en équilibre. Les VTT sont si simples à conduire que je suis surpris que ce ne soit pas le chien, notre guide. C’est même plus ennuyant que la motoneige – au moins en motoneige on risque de tomber sous la glace, ce qui ajoute un peu de piquant. La seule chose à faire en VTT est d’essayer des cascades stupides, puis les ayant réussies, de célébrer en prenant un verre avec les copains.
L’essai d’un scooter Kymco
« L’expérience vient de la souffrance ». C’est écrit au-dessus de l’urinoir d’une halte routière. Ce n’est pas un graffiti, mais bien une affiche officielle dans un présentoir de plexiglas. À côté de cette sévère sagesse s’étalent des scènes de tragédies routières, mais les légendes ne sont pas en anglais. Des phylactères sortent de la bouche de dodus personnages illustrés – lapins, ours et poissons. Il semble que les conseils taiwanais ne puissent être livrés que par des animaux aux grands yeux et aux oreilles ballantes. M’en inspirant, et cherchant à me démarquer du machisme de MacGyver Tai, je choisis Monsieur Kitty comme surnom anglais à Taiwan. La marque Hello Kitty est une gamme connue de peluches pour enfants et d’accessoires scolaires, mais ça ne sonne pas assez majestueux – et en plus, il y a un copyright. Monsieur Kitty, ça affirme à la fois mon statut de visiteur (Monsieur) et le respect pour la culture taiwanaise des animaux parlants (Kitty). À Taiwan, je ne m’appelle plus Neil.
La piste d’essai pour scooters et motos se trouve à deux heures de route de la ville. Sise près d’une autoroute achalandée, elle est constituée d’une bande d’asphalte d’un kilomètre en forme d’haltères : deux zones arrondies à chaque bout jointes par une piste étroite. On nous offre une gamme complète de scooters Kymco, et on nous laisse libres sous une légère bruine. Je passe quelques heures à faire des circuits sur toutes sortes de montures, du 50 cc à vitesse limitée au prototype de 700 cc (voir l’encadré). Toute la gamme de scooters Kymco se fait bien valoir. Jusqu’à présent, les scooters Kymco n’avaient pas le panache des produits italiens ou japonais (ni leur prix élevé) mais le Myroad 700i vient changer la donne. Il est vraiment rapide, ce qui devient frustrant à conduire sur une piste qui n’est en fait qu’une longue entrée de cour entre deux stationnements.
Après les essais, nous retournons en ville dans la minifourgonnette. On a tellement passé de temps à se déplacer que je me sens étourdi quand je reste immobile. Et je me demande à quoi sert tout cela. Mais ce n’est pas une de mes angoisses existentielles. Je m’interroge sur la raison de ce voyage. On n’a pas conduit beaucoup, ce n’est donc pas un lancement de presse typique et franchement, les visites d’usine se ressemblent toutes, peu importe la qualité du produit (un peu comme la visite d’une boulangerie ne vous renseigne pas sur le goût de son pain). Puis, cela me frappe. Nous sommes ici à cause du problème chinois. Certains scooters chinois sont très mal faits et Taiwan, aux yeux des Occidentaux, se trouve quelque part entre le Japon et les manufactures encore immatures de la Chine. Nous sommes ici parce que Kymco veut nous démontrer qu’ils ne font pas du bas de gamme. Et en effet, ce n’est pas le cas.
Leurs scooters ne sont pas faits de métal poreux et fragile, et ce ne sont pas non plus des copies bon marché de marques reconnues. Mais c’est une chose d’apaiser les doutes des journalistes et une autre de rassurer les fabricants occidentaux. Saviez-vous que Kymco fabrique des petits quads pour Arctic Cat et assemble des moteurs pour le nouveau motocross 450 de BMW ? Moi non, et peu de gens le sauront jamais, car le stigmate qui affublerait un fabricant américain ou allemand qui achète à Taiwan signifie qu’Arctic Cat et BMW ne s’en vanteront pas dans leur publicité.
Visite de Kenda Tireless
Notre semaine à Taiwan s’achève presque, et Harris et moi nous sommes dans l’ensemble bien comporté. Nos conversations politiques ont peut-être un peu fatigué nos compagnons de voyage, mais nous avons sagement pris des notes, posé des questions, sommes restés avec le groupe et avons gardé nos doigts hors des machines en mouvement. Et je porte la casquette de baseball. Mais cela se relâche à l’usine de pneus Kenda. Bien qu’il n’y ait pas de lien officiel entre les deux compagnies, Kenda fabrique des pneus de scooters et Kymco des scooters, et cette visite promet de nous occuper à plein.
On nous conduit dans une salle de réunion au deuxième étage, à une rangée de pupitres en face des dirigeants de Kenda, comme chez Kymco. Mais cette fois, il y a Maggie. Employée de Kenda, c’est une jeune femme aux pommettes saillantes et à la peau comme de la porcelaine trempée dans le chocolat au lait. Même les murs d’un vert carcéral et l’éclairage sinistre au néon ne peuvent affecter son rayonnement. Les lumières baissent et Maggie, dans un anglais rudimentaire, nous montre des diapos de chiffres exposant toute l’histoire financière et de production de la Kenda Tire and Rubber. Mais sa beauté ne l’empêche pas de régurgiter ses arides statistiques : 70 000 chambres à air de vélos par jour, 18 000 pneus de voitures quotidiennement, recouvrement de toiture en hausse de 3 %, quelque chose d’autre en hausse de 4 %, autre chose en baisse de 2 %. Je crains qu’elle ne puisse plus s’arrêter.
J’avais taquiné mon britannique Harris toute la semaine pour sa quête perpétuelle d’une tasse de thé chaud, mais j’avais cessé lorsqu’il m’avait confié que le café amenait son cerveau à se retirer au fond de son crâne et ses yeux à sortir de leur orbite sans raison. Pendant que Maggie change les diapos, je jette un coup d’œil à Harris, qui porte maintenant des verres fumés dans le noir, remuant le sucre dans une tasse de café et la buvant avec l’expression d’un gars qui absorbe un poison. Je me cache la tête sous la table et sanglote dans mes mains, craignant de faire honte à mon pays devant la princesse Maggie, la plus jolie dame de Taiwan qui, malheureusement, ne parle que de choses effroyables.
Le moment du départ
Tandis que MacGyver nous dépose à l’aéroport, il affiche l’expression d’un gars heureux de se débarrasser de nous, ou peut-être triste de notre départ, c’est difficile à dire. Je lui ai pardonné de m’avoir obligé à porter une casquette et en me serrant la main, il m’écrase les doigts par amitié. Il visitera peut-être le Canada bientôt ; il y est déjà venu. Je serai honoré de lui faire visiter les chutes Niagara ou l’un de nos magnifiques centres d’achats, ou le panorama du haut du pont Burlington Skyway ou du port de Hamilton. Et je lui ai déjà choisi un couvre-chef. C’est un chapeau de cow-boy en caoutchouc-mousse aux couleurs d’arc-en-ciel, avec l’inscription Keep On Trucking imprimée au stencil, que j’ai un jour gagné dans une petite foire. Je lui dirai qu’au Canada nous offrons nos plus flamboyants chapeaux à nos visiteurs les plus respectés, et que dans notre pays c’est une honte inimaginable pour l’hôte si son invité enlève le chapeau – et s’il a des doutes, je vais hocher la tête en affirmant que mon ami MacGyver Tai mérite ce qu’il y a de mieux.