Alan Cathcart est l’un des rares privilégiés à avoir eu la chance de piloter la moto d’endurance NR750 à pistons ovales de Honda, qui n’a pas fait long feu. C’est une expérience qu’il n’est pas prêt d’oublier.
C’est le samedi de Pâques en 1987 au circuit Paul Ricard, et nous sommes une douzaine de membres de Past Perfect Racing assis en train de prendre un café et des croissants sous le soleil provençal – après une séance matinale d’essais pour le rassemblement Historic de deux jours –, lorsque le haut-parleur lance une annonce. J’entends, malgré le grondement de la musique qui rentrait aux puits : « Alan Cathcart, veuillez vous présenter à la tour de contrôle; vous avez un message. » À cette époque précellulaire, un appel téléphonique vous obligeait à laisser votre café se refroidir, mais vous ne savez jamais ce que cela peut être, donc je m’y suis rendu pour découvrir qu’une personne de Honda France était en ligne pour moi. « Bonjour, j’appelle du Mans où la course de 24 heures va bientôt commencer. Je suis heureux de vous avoir retrouvé, mais il semble que vous soyez au bon endroit.
Que penseriez-vous d’essayer notre prototype de la nouvelle NR750 à pistons ovales sur le circuit Ricard lundi, ainsi que notre moto de course d’endurance de cette année, la RVF750 ? Nous allons partir après la fin de la course ici et conduire dans la nuit de dimanche, afin d’être là-bas à la première heure lundi matin. Êtes-vous disponible ? » J’ai tout de suite commencé à essayer de deviner lequel de mes amis parlait suffisamment bien le français pour me jouer un tel tour de manière aussi réussie. Il fallait que ce soit quelqu’un qui sache combien j’étais fasciné depuis une dizaine d’années avec le projet NR à pistons ovales chez Honda, et aussi comment j’avais tant essayé de persuader Takeo Fukui, alors patron de HRC (et aujourd’hui, le président de Honda Motor Company) de me laisser conduire la moto de 500GP d’ingénierie exotique à laquelle il avait participé pour finalement en devenir le chef de projet.
Mais qui? «Ne vous inquiétez pas, me dit Philippe Boursereau, chef des relations publiques chez Honda France, apparemment en train de lire dans mes pensées, ce n’est pas une blague, je vous assure. Nous serons là et nous espérons que vous y serez aussi. Il n’y aura qu’une demi-douzaine de journalistes triés sur le volet pour essayer les deux motos et en parler avec les ingénieurs de Honda. M. Fukui et M. Oguma de HRC ont demandé en particulier si vous viendriez. » Le lundi matin, je me suis rendu à Paul Ricard en me demandant encore si ce n’était pas une vaste farce. Mais les motos étaient là. Encore mieux, Honda avait gagné le marathon du Mans avec la seule moto RVF750 quatre cylindres en V engagée, qui était maintenant vouée aux essais journalistiques après une vidange d’huile et un nouveau jeu de plaquettes de frein. Aucune autre préparation, même pas lavée. Honda avait décidé de la laisser telle qu’elle était lorsqu’elle a franchi la ligne d’arrivée.
C’était une preuve de confiance dans la fiabilité de la moto de la part de HRC de laisser les journalistes lui ajouter 300 km de plus après qu’elle eut juste terminé 3 100 km en 24 heures de course pour obtenir la victoire entre les mains de Jean-Michel Mattioli, Jean-Louis Battistini et Dominique Sarron. Mais la vraie star du show était la NR750 à pistons ovales, dont l’apparition au Mans entre les mains du champion australien Malcolm Campbell et des journalistes Ken Nemoto (Riders Club Japan) et Gilbert Roy (Moto Revue, France) était surtout un coup de relations publiques, et qui était la seconde plus rapide dans les essais derrière la RVF d’usine. La NR750 a pris de surprise autant les compétiteurs que les spectateurs par sa vitesse au tour incroyable – aucune moto ne pouvait lui tenir tête sur le circuit, surtout en accélération. Même si son retrait après trois heures de course pour des ennuis de moteur a dû être décevant pour Honda, elle était là pour moi à Paul Ricard avec un moteur tout neuf.
Après avoir piloté la RVF750 gagnante au Mans, il était temps de passer à la Honda à quatre cylindres en V à pistons ovales. Tout ce que je pus dire après une douzaine de tours seulement sur la NR fut : ouah ! Quand vous obtenez enfin quelque chose que vous avez désiré pendant des années, vous êtes souvent déçu. Mais ce ne fut pas le cas avec la NR. Cette moto n’aurait pas pu voir le jour avant la venue des pneus radiaux; elle était si puissante que même avec des radiaux, vous pouviez faire glisser le pneu en accélération dans n’importe quel virage. C’était avant l’époque des systèmes antipatinage. Le moteur quasi V8 délivrait une puissance phénoménale. Les NSR500 GP auxquelles j’étais habitué avaient l’air de chatons à côté. Ouvrez les gaz avec la poignée à action légère en sortie de virage et quand les huit carburateurs s’ouvrent, la roue avant lève et le guidon bouge un peu dans vos mains, puis soudain le compte-tours est à 15 500 tr/min, avant d’arriver au limiteur de régime 250 tr/min plus tard – ce qui est tout un régime pour un moteur de 750 cm3 âgé de 21 ans.
Avant que vous n’ayez le temps d’y penser, il est temps de changer de rapport… maintenant ! Sans assistance électrique ni lumière de changement de rapport à l’époque, qui auraient été utiles, mais si vous utilisiez l’embrayage vous perdiez instantanément 3 000 à 4 000 tr/min en raison de l’inertie grandement réduite du vilebrequin. Alors, tout comme sur les motos deux temps de GP, aux caractéristiques auxquelles ressemble beaucoup le moteur à pistons ovales, il fallait monter un rapport sans se servir de l’embrayage. Pour descendre les rapports, la faible inertie du vilebrequin combinée à un ancêtre de l’actuel embrayage à glissement limité permettait de limiter les blocages de roue arrière. La vitesse du ralenti était aussi maintenue à 3 000 tr/min, mais il fallait tout de même donner un bon coup de gaz entre chaque descente de rapport, et ne pas descendre tous les rapports d’un coup comme cela se fait maintenant sur les motos avec embrayage à glissement limité.
Le son de la NR750 était fabuleux, avec une note grave et profonde au ralenti, plus basso profondo que la RVF, qui devenait un hurlement puissant à haut régime. Il n’était pas aussi doux que le moteur de la RVF, peut-être en raison de l’angle plus étroit entre les cylindres et de l’inertie plus grande des pistons ovales, mais il était plus polyvalent que le gagnant du Mans, déjà très facile à utiliser. Sur la NR, la puissance arrivait à 6 500 tr/min, avec une forte poussée à partir de 8 000 tr/min et un deuxième coup au-dessus des cinq chiffres, qui était le régime préféré du moteur, là où il était aussi le plus doux. Le changement de rapport était plus difficile, peut-être en raison d’une configuration adaptée pour gérer la puissance et le couple additionnels, pas aussi doux que sur la RVF, mais franc, avec ses six rapports rapprochés pour conserver le moteur dans la zone des 11 000–14 000 tr/min dans laquelle le moteur semblait donner le plus de puissance.
Il fallait faire preuve d’une certaine prudence au guidon de la moto, en raison de son énorme puissance. Il fallait aussi faire un effort conscient pour redresser la moto et utiliser la partie large du pneu radial Michelin en sortie de virage, car la puissance était phénoménale pour l’époque. Il était tout aussi impossible d’oublier que cette moto représentait une ingénierie d’avant-garde, avec un développement important de yen et d’heures. Je ne voulais certainement pas l’échapper. En la pilotant avec la légèreté qui rimait avec celle de ses commandes, j’obtenais la meilleure performance que je n’avais jamais eue sur une moto à quatre temps. Au fil des tours, je prenais tout de même goût au jeu, car la puissance était enivrante. Honda avait vraiment réalisé une percée en faisant une moto à pistons ovales qui fonctionnait, malgré les défis inhérents à une époque où il n’y avait pas encore l’injection d’essence sur les motos.
Une grande partie de la performance de la NR750 était imputable à son châssis à deux poutres en aluminium, qui d’un coup d’œil rapide semblait un clone du châssis de la RVF750. Mais en raison du moteur bien plus compact de la NR, la position de pilotage était plus basse et plus confortable sur la moto à pistons ovales; vous aviez plus l’impression de faire partie de la moto que sur la RVF. La direction de la NR était plus légère et elle était plus facile à balancer d’un virage à l’autre, surtout dans les célèbres chicanes Pif-Paf du Ricard. Elle était plus stable en freinage intense dans la courbe rapide à droite de Signes à la fin de la ligne droite Mistrale. Je me fis cependant un point d’honneur de ne pas utiliser le frein arrière, car un V8 déguisé en V4 avait autant de frein moteur que quatre bicylindres en V. C’était une moto facile à piloter rapidement, tant que vous gardiez en tête sa puissance énorme. « Laquelle as-tu pilotée ? » me demande Wayne Gardner (champion du monde de 1987 en GP500), lorsque je le croise plus tard la même semaine au Grand Prix espagnol de Jerez.
Je lui mentionne que j’ai essayé la NR750. « Oh, la moto d’endurance avec environs 150 –160 chevaux ? Ouais, c’est un chaton. Ils peuvent tirer 200 chevaux de la NR. Honda peut faire ce qu’il veut, s’il pense que c’est suffisamment important, surtout avec les moteurs quatre temps. » C’étaient les mots d’un loyal serviteur de Honda, mais après avoir essayé la moto, je ne pouvais pas lui donner tort. Et maintenant que Fukui-san est à la tête de HMC, qui peut jurer que la moto prototype à quatre cylindres en V qui fut dévoilée lors du Intermot 2008 n’aura pas un moteur à pistons ovales, équipé de toute l’électronique moderne, incluant l’antipatinage, avec un châssis tiré de la course et un style adapté à son ingénierie avant-gardiste. Je ne suis pas certain que Honda a dit son dernier mot sur le projet NR à pistons ovales.