Partir en moto dans un pays étranger, c’est excitant. Mais être passagère derrière un motocycliste que vous n’aviez jamais rencontré, c’est assez différent. Wolfang, un ami allemand qui gagne sa vie à tester des BMW, m’avait mentionné que « Ricardo de Santiago » accepterait de m’emmener en promenade à moto en échange d’une occasion de pratiquer son anglais. J’envoyai un courriel à ce Ricardo avant de me rendre à Santiago pour mes vacances hivernales et il me sem-bla être un chic type, du moins par écrit. Toutefois, ma famille était convain-cue que l’expression « m’emmener en promenade » était un code signifiant « m’assassiner ». Lorsque je demandai à Wolfgang si son ami était un meurtrier, il m’assura que Ricardo accueillait souvent des motocyclistes étrangers à son appartement, et qu’il les laissait toujours repartir sains et saufs. Ricardo est en retard de 45 minutes.
J’attends, assise devant mon hôtel de Santiago, guettant chaque scooter qui passe comme si c’était enfin lui. Je me trouve à l’intersection de deux artères très passantes et il ne manque pas de motos dans cette ville de 6 millions d’habitants, surtout par cette journée estivale à 34°C. Je suis un peu surprise lorsqu’un homme très lourd se pointe sur un scooter de 250 cm3 qui ne pourra jamais rouler dans les montagnes avec deux personnes à bord, mais il poursuit son chemin. Un instant plus tard, une moto d’un rouge éclatant, assez âgée mais pleine de caractère, arrive. Un homme por-tant un bandana, des verres fumés et une barbe d’un jour éteint le mo-teur et me tend un casque. « Prête ? » demande-t-il. « Certainement », dis-je en montant derrière lui sur sa Honda 600 cm3 1992, en souhaitant que ce soit une bonne décision. Ricardo porte un t-shirt et des jeans, alors que moi, je suis habillée comme pour le ski. Il fait très chaud en ville, mais je suis certaine que dans les Andes, j’aurai besoin d’un chandail et d’un coupe-vent. J’apprendrai plus tard que l’un comme l’autre est superflu, quand je frôlerai le coup de chaleur. Je suis solidement accrochée sur la selle de la Shadow qu’il surnomme Coyote, mais nous sommes bloqués dans la circulation dense de fin de semaine ; la conversation va bon train.
Nous traversons des quartiers où des serviteurs promènent les chiens, et des quartiers plus modestes où les chiens se promènent tout seuls. Ricardo me raconte qu’il conduit des motos depuis plus de 11 ans. Il a acheté celle-ci l’an dernier, car elle convient à son style, lequel, d’après son bandana et son -retard, me semble assez décontracté. Mais si on lui offrait un million de dollars, assure-t-il, il changerait sa Coyote pour une Harley, une BMW R1200GS et une Suzuki Hayabusa. Il n’est peut-être pas si décontracté, après tout. En traversant la ville, la circulation s’intensifie. C’est la fin de semaine du Nouvel An et tout le monde quitte la chaleur étouffante de la ville. Comme le Chili est un pays tout en longueur, il ne faut pas longtemps pour se rendre à la mer ou dans les montagnes, peu importe d’où l’on part. Nous nous dirigeons vers Cajón del Maipo, un terrain de jeu dans la montagne, situé à environ 60 km de Santiago, où les Chiliens plus fortunés possèdent une maison secondaire. Pendant que nous avançons en accordéon dans la circulation, Ricardo me demande pourquoi je n’ai pas choisi de conduire ma propre moto. C’est une bonne question, puisque je suis motocycliste depuis près de 30 ans. En vieillissant, je trouverais trop fatigant de rester concen-trée à négocier des passages montagneux qui me sont étrangers.
Et puis, il y a l’autre problème. Un responsable de tour européen m’a un jour surnommée « Cappucino », et ce n’est pas parce que je suis nerveuse. C’est que je suis si lente qu’on dirait que je me prélasse sur une terrasse devant un bon café. Tout en racontant cela à Ricardo, deux motos de police arrivent derrière nous. Je continue à jaser, à pointer le paysage et à prendre des photos, mais je tombe presque de ma selle lorsque retentit la sirène de police. Un des motards reste derrière nous avec ses phares clignotants et sa sirène hurlante, alors que l’autre vient à notre hauteur. Le po-licier gesticule et crie quelque chose à Ricardo, qui fait signe de la tête. La sirène s’arrête. Je lui demande de quoi il s’agit et il me répond, très sérieusement, que le policier veut qu’on roule plus vite. Il semble donc que le goût pour le cappucino s’étende vers l’avant de la selle. Dans la région de Cajón del Maipo, on peut faire de l’escalade, de l’équitation, des excursions à pied ou à vélo, et se baigner dans une source chaude, dans un environnement tout entouré de montagnes. Nous roulons sur une route asphaltée et la fille au cappucino est assise derrière, bien détendue, profitant du paysage, appareil photo en main.
J’étais déjà impressionnée jusqu’ici, mais en tournant sur la route de El Alfalfal, voilà la beauté qui commence vraiment. Le panorama est ici bien différent de tout ce que j’ai vu. C’est un mélange entre le désert aride de l’Arizona et les Alpes suisses, avec des cactus géants aux formes étran-ges le long de la route et des sommets enneigés qui se succèdent. Cette randonnée d’une heure dans la vallée — chaude, sèche, éloignée de tout, silencieuse et presque toute grise et brune — est comme un autre monde. De temps en temps, nous croisons un cycliste courageux ou un villageois à cheval. Nous traversons des villages, nous deman-dant s’il n’y aurait pas un petit café où l’on pourrait prendre une pause et où je retirerais quelques couches de vêtement, car j’ai chaud. Sans trouver de café discret, je m’assois dans le sable, me verse de l’eau sur la tête et enfin je retire quelques épaisseurs, au grand plaisir d’un gardien qui, j’imagine, ne doit pas voir dans sa journée beaucoup d’étrangères se déshabiller. Nous reprenons la route et Ricardo grommelle qu’il a faim. Comme nous quittons la vallée, il surveille les panneaux le long de la route. Je ne sais pas ce qu’il cherche, mais je l’apprends lorsqu’il le trouve. Faisant un écart dans le sable du bas-côté, il fait un rapide virage en U et s’engage vers un petit restaurant à peine visible. Nous entrons ; quelques personnes sont attablées sur la terrasse arrière, et nous trouvons une place libre entourée de verdure.
Un jeune homme joue de la guitare classique, se chantant à lui-même des ballades d’amour. Le proprio converse un peu avec Ricardo. Pas besoin de menu, Ricardo sait ce qu’il veut et commande un plat pour deux, qu’il essaie de me décrire : « C’est un pastel del choclo », me dit-il. Un genre de gâteau de maïs, un plat qu’on ne peut manger qu’en été, quand le maïs est mûr. Quand l’assiette arrive, cela ressemble à une bonne soupe à l’oignon ou à un délicieux soufflé au fromage, mais c’est en fait un véritable trésor national, fait de maïs, de poulet et d’œufs. Mais je ne trouve cela ni bon ni délicieux. En souriant, je prétexte une excuse polie et je sirote mon Coke pendant qu’il mange tout le plat. Le guitariste s’approche pour recevoir un pourboire et je lui donne l’équivalent de deux dollars. Ricardo précise qu’on donne normalement vingt-cinq cents et que je viens de faire sa semaine. C’est quand même une aubaine, pour ce petit montant, de rendre quelqu’un heureux. Après environ une heure, nous reprenons la route du retour. Sur le trajet, Ricardo me demande si j’aimerais essayer un autre trésor national ; je dis oui, mais je pense non.
Nous arrêtons à une halte routière assez ordinaire, sauf qu’ici les tables longent la route fréquentée et sont toutes pleines de monde. Les clients aspirent dans un grand bol et y fouillent à la cuillère. Je souhaite que ce soient des laits frappés, mais non. Ricardo m’explique que cette boisson est un mote con huesillos avec « des petites pêches, du blé bouilli et du jus », mais malheureusement tout ce que je comprends c’est « du maïs, du poulet et des œufs ». Je souris, fais semblant d’en prendre un peu, et souris encore. Le trajet se déroule sans histoire jusqu’à ce qu’on retrouve la circulation de Santiago. La randonnée a duré six heures et Ricardo, ayant beaucoup exercé son anglais, est sans doute heureux de revenir chez lui. Il zigzague entre les voitures en se servant de mes jambes comme tampons. Je l’avertis que je vais lui donner un coup sur le casque chaque fois qu’il s’engagera entre les autos. Pendant près d’une heure, les coups sont nombreux. Et les rires aussi. Il m’indique des points d’intérêt, et je profite bien de la promenade. La journée se -terminera très agréablement autour d’un cappucino.