Depuis ses débuts modestes où, enfant, il observait les courses de moto, jusqu’à son ascension à titre de directeur des courses en Superbike, Colin Fraser a connu un parcours pour le moins inusité.
L’été dernier, dans le cadre de la ronde Mosport de la série Parts Canada Superbike, les choses ne se passaient pas très bien. Le temps était froid et pluvieux, et les officiels en étaient réduits à essayer de prévoir la température. On passa le mot afin de trouver quiconque connaîtrait quelqu’un habitant à l’ouest de la piste qui pourrait observer le ciel par la fenêtre, puisque les vents d’ouest dominants avaient soufflé de sinistres nuages noirs tout le week-end. « Le temps s’éclaircit », annonça quelqu’un parlant au téléphone cellulaire à un ami habitant dans la ville voisine d’Oshawa. Le moral remonta sensiblement mais s’assombrit aussitôt, car la pluie venait de s’intensifier. En raison de l’état de la piste, qui ne cessait d’être détrempée puis de s’assécher, la course de vitesse, qui aurait dû durer 20 minutes, s’étira pendant trois longues heures. Les motos glissaient dans la boue, les esprits s’échauffaient et, dans la tourmente, l’expression sur le visage de l’homme responsable, Colin Fraser, ne changeait pas d’un poil. Il n’était ni irritable ni impoli, pas plus qu’il ne se confondit en excuses. Il avait déjà survécu à des journées semblables auparavant, et il survivrait à celle-là également.
Chaque histoire a un commencement, et celle de Fraser débuta à l’été de 1971, lorsqu’il assista aux courses TT de l’Île de Man, observa les prouesses des pilotes étoiles de motocross européens à Copetown, en Ontario, pendant leur tournée nord-américaine et visionna le film de moto culte : On Any Sunday. Il l’ignorait à l’époque, mais son chemin était déjà tracé. Quelques années plus tard, alors qu’il travaillait dans un cinéma de Toronto où la plupart des employés étaient des pilotes de course, on l’incita à se lancer lui-même dans les courses de motos, même s’il était encore jeune, trop jeune. « Je n’ai peut-être pas été tout à fait honnête au sujet de l’information que j’ai donnée », avoue Fraser, admettant ainsi que, comme bien des aspirants pilotes, il avait menti à propos de son âge pour pouvoir courir en piste. Il se garda bien également de le dire à ses parents.
Sa première course eut lieu à Mosport au guidon d’un tricylindre de 350 cm3 de Kawasaki, et bien qu’il remportât le championnat poids léger WERA en Superbike en 1984 sur une Yamaha RZ, sa carrière de pilote de course était loin de rivaliser avec celle de Lang Hindle ou de Kenny Roberts. Mais Fraser possédait une qualité tout aussi rare que des aptitudes techniques hors pair sur une piste de course : il s’entendait à merveille avec les gens. Plus précisément, il s’entendait bien avec les autres pilotes. « Les grands pilotes sont égoïstes », admet Fraser. Mais lui pouvait s’entendre avec la majorité d’entre eux, la plupart du temps. En 1979, ses résultats en course commencèrent à être publiés dans Moto Journal, et en 1980, il se joignit à Jack Boxstrom pour mettre sur pied le Castrol Eastern Canada Challenge. En 1994, il commença à produire des émissions télévisées de courses sur route canadiennes. Puis, en 1996, alors que les courses sur route au Canada semblaient vouées à l’échec, il mit sur pied le groupe Professional Motorsports Production (PMP). « Nous avions l’habitude de rester sur place après les courses et de discuter de la façon dont elles auraient dû se dérouler, mentionne Fraser. Si j’étais la meilleure personne pour accomplir le travail, au moins j’essayais. »
« Tout ce qui importe avec PMP, c’est de faire de l’argent, dit-il, car si je n’en fais pas, je ne survivrai pas. » Mais cela n’a pas été facile. « Je ne veux même pas que mes employés sachent à quel point nous avons été serrés parfois », confie-t-il au sujet de la santé financière de l’entreprise. Les courses au Canada ne sont rentables que si l’on fait preuve de prudence financièrement, mais sa carrière en tant que pilote sans le sou (« À mes débuts, nous portions des bottes Greb Kodiak et courions pendant toute la saison avec les deux mêmes pneus ! ») lui a appris des leçons inestimables. La formule de Fraser pour les séries canadiennes consiste à limiter la puissance et à la vérifier sur place après les courses avec un dynamomètre. Cela semble simple, mais ce n’est pas toujours idéal. Les conditions météorologiques changeantes peuvent fausser les données sur la puissance et si l’on ajoute à cela des ajusteurs exubérants, les résultats en piste peuvent être invalidés par des séjours à l’arrière d’une remorque – ce qui est déprimant tant pour les spectateurs que pour les pilotes. Mais c’est un système qui favorise des courses serrées. Le pilote de Kawasaki Jordan Szoke a remporté la victoire en 600 et en Superbike au cours des deux dernières années, mais comme Fraser aime le mentionner, il a dû travailler fort pour y parvenir. « Les pilotes se soucient peu de donner un bon spectacle, dit-il, mais pour les admirateurs, c’est important. Une course serrée donne toujours lieu à un très bon spectacle. »
En course, il est inévitable de se serrer parfois la ceinture à tous les points de vue, mais les séries canadiennes sont particulièrement vulnérables en raison de notre marché restreint. Actuellement, Honda Canada n’a aucune équipe de course et le pilote sans âge Steve Crevier, qui a perdu son guidon chez Honda quand le constructeur s’est retiré, a été remercié de ses services par Yamaha Canada à la fin de la dernière saison malgré le fait qu’il ait remporté des courses et terminé deuxième en 600 et en Superbike. Son salaire est tout simplement trop élevé. Le mantra de Fraser – prudence, équité, courses serrées – fonctionne la plupart du temps, et c’est une formule qui a attiré l’attention de Roger Edmondson de Daytona Motosport Group, aux États-Unis.
Edmondson travaillait pour l’AMA dans les années 1980 lorsqu’il rencontra Fraser pour la première fois. Les deux sont restés en contact, même après le départ d’Edmondson de l’AMA pour diriger les séries Grand Am auto racing. Plus récemment, Edmondson communiqua avec Fraser pour lui poser la question suivante : « Si tu dirigeais une série de courses américaine, qu’aimerais-tu voir ? » La saison canadienne de Fraser était terminée et il avait le temps de formuler un plan. S’inspirant de son expérience canadienne en matière de limite de puissance et de modifications, Fraser se dit qu’une série de courses d’endurance basée sur des bicylindres pourrait être juste assez différente des séries de l’AMA pour se faire remarquer. Et ce fut le cas. Fraser et Edmondson créèrent Moto-ST, et à peu près n’importe quel bicylindre sport sauf une moto de superbike peut courir dans une quelconque catégorie. Des modèles Ninja 650 de Kawasaki jusqu’aux BMW de 1200 cm3 refroidies par air remportèrent des courses. Cette série en devint une où les équipes commanditées par des concessionnaires pouvaient se battre pour remporter la victoire, contrairement à la série AMA pro racing, où les investisseurs privés se font la lutte pour décrocher une position parmi les 10 premiers. La série Moto-ST a attiré des vétérans tels que Jay Springsteen, Doug Polen et Jimmy Filice.
En dépit de son nom anodin, le Daytona Motorsports Group (DMG) est propriétaire du géant des courses de voitures de série NASCAR. Tout récemment, l’AMA a vendu sa division de courses professionnelles à DMG, préférant se concentrer sur la défense des droits des pilotes dans la foulée d’allégations de corruption généralisée. Rob Dingman, qui venait alors tout juste d’être nommé président de l’AMA, a annoncé en février que l’ancien président du conseil d’administration Dal Smilie faisait l’objet d’une enquête pour des « dépenses non étayées par des pièces justificatives » atteignant une somme dans les six chiffres, selon une source anonyme. L’un des premiers gestes posés par Edmondson après sa nomination à titre de dirigeant de l’AMA fut d’embaucher Fraser en tant que directeur des courses. Soudainement, Fraser se trouva à diriger trois séries de courses professionnelles en Amérique du Nord.
Quand je demande à Fraser si c’est un rêve devenu réalité, il s’esclaffe. « Il y a dix ans, cela aurait pu être le cas, dit-il, son enthousiasme tempéré par l’ampleur du travail à accomplir. Mais cette occasion m’emballe, j’ai toujours voulu savoir si je pouvais transmettre mes connaissances ailleurs. » À première vue, les séries canadiennes et américaines ont peu de choses en commun (selon les rumeurs, le pilote américain de Suzuki, Mat Mladin, toucherait un salaire annuel de 6 millions de dollars, ce qui est fort probablement plus que le budget alloué à toutes les équipes d’usine canadiennes réunies), mais l’AMA connaît son lot de problèmes. « Actuellement, les séries de l’AMA ne donnent pas un bon spectacle. Nous voulons réduire l’écart entre les performances sur piste et les spécifications doivent être plus modérées. On m’a demandé de prendre des décisions sensées. »
L’expression « décisions sensées » est une façon polie de dire qu’il faut mettre un frein aux performances des Suzuki Yoshimura de Mladin et du champion en titre en Superbike de l’AMA, Ben Spies. Mladin et Spies ont remporté de façon prévisible 38 des 39 dernières épreuves en Superbike. Il peut être intéressant pour leurs proches et leurs commanditaires de savoir lequel des deux coéquipiers gagnera une course, mais pour tous les autres, c’est d’un ennui mortel. La tâche de Fraser est loin d’être enviable. Mladin est buté et renfrogné et prendra sûrement très mal le fait de voir son équipe cesser sa domination. Fraser et des représentants de DMG rencontrèrent les constructeurs en Californie au mois d’avril afin d’élaborer des plans futurs et, sans surprise, les premiers comptes-rendus de cette rencontre firent état d’un accueil « hostile », Suzuki menaçant de se retirer des courses sur route de l’AMA si la nouvelle structure de catégorie proposée était appliquée. Fraser prétend qu’aucune décision n’a été prise quant à savoir si l’AMA imposera des limites de puissance. Il admet que même dans une série modifiée, Mladin et compagnie pourraient continuer de gagner, mais il serait heureux de pouvoir ramener leur avantage d’une demi-minute à une demi-seconde.
Certains amateurs de courses ont exprimé leurs craintes que l’obsession de NASCAR pour les courses ultra serrées soit imposée à la série de courses de motos (un groupe de voitures de série NASCAR peut ressembler à une douzaine de personnes qui courent ensemble sous le même parapluie, trébuchant les unes contres les autres afin de rester au sec), mais Fraser ne voit pas les choses du même œil. « Les motos ne sont pas des voitures », dit Fraser, expliquant que les styles de conduite et les réglages diffèrent tellement d’un pilote de moto à l’autre qu’on ne verra jamais un groupe de motos s’appuyant les unes sur les autres. « De plus, ajoute-t-il, je ne connais que les gens de Grand Am, je n’ai rien à voir avec NASCAR. » Et Fraser prétend qu’il n’abandonnera pas les séries canadiennes. « C’est mon bébé dit-il, je ne tiens pas son succès pour acquis. »
Le rôle d’un directeur des courses est ingrat. Quand les courses se déroulent bien, vous êtes invisible; lorsque ça va mal, vous êtes le seul à blâmer. « Le mieux que vous puissiez viser, c’est de connaître des journées où les choses se déroulent bien dans une proportion de 80 pour cent », dit-il, admettant qu’il est impossible de plaire à tout le monde en tout temps. « Je ne suis pas si bien connu que ça ici », mentionne-t-il à propos des États-Unis. Mais cette situation est sur le point de changer et la pression pour remettre sur pied la série sera immense. Dans le passé, Mat Mladin a critiqué de façon impitoyable les représentants de l’AMA, et l’arrivée de Fraser ne se fera probablement pas sans heurts. Je lui ai demandé si le fait d’être la cible de la colère de Mladin l’inquiétait. « Mat déteste un tas de gens, répond Fraser en riant. Pour le meilleur ou pour le pire, et la plupart du temps, la course est la seule chose que je désire. »