Pris au piège

Par Neil GrahamPublié le

Neil Graham plonge dans la nature sauvage à bord d’une moto russe avec des résultats prévisibles.

Un peu trop de confiance en soi peut s’avérer dangereux. La piste qui s’ouvre devant moi entre les arbres devient plus étroite, et j’ai ce sentiment d’invincibilité qui précède la plupart des désastres. Je ferai porter le blâme pour cet excès de confiance à ma monture, un « Ural Desert Camo Gear-Up » avec nacelle latérale (sidecar) et sa livrée orange et verte psychédélique, son convaincant logo deux roues motrices et sa roue de secours bien en évidence. Une machine qui a cette allure ne peut pas s’embourber, c’est sûr !

Ma journée au rallye CURD – un acronyme représentant le regroupement Canadien de pilotes de Ural/Dnepr en banlieue de Peterborough, Ont. – débute plutôt bien. Je m’enregistre à l’entrée, reçois une tasse en plastique avec des lumières DEL clignotantes et me joins à une session technique déjà amorcée. Le site web du CURD décrivait l’association comme « Un groupe de gens rattachés par une peur commune et les liens du motocyclisme », mais ceux qui étaient présents à la session technique n’avaient pas peur et ne développaient pas de liens… Ils avaient tous l’air de dormir ! L’animateur est Ken Beach, propriétaire de Old Vintage Cranks à Hillsboro en Ontario. Beach me confiait que même s’il possède et pilote encore une vieille Ducati 900SS à entrainement conique, il a toujours été attiré par les bicylindres parallèles de 500 cc de la marque, reconnus comme étant les pires motos de Bologne. « Je crois que j’aime les choses affreuses, dit-il avant de réfléchir un instant et d’ajouter, non, attendez, n’écrivez pas cela ! » Durant la session, Beach discute d’ajustement de soupapes, de synchronisation de carburateurs, de vidanges d’huile, et explique son amour pour les motos russes par leur singularité et leur simplicité, ce qui encourage les propriétaires à s’impliquer activement dans l’entretien et la personnalisation de leur machine. Personnalisation ? Vraiment ? « Mais oui, répond Beach, on peut voir beaucoup de motos avec des carters d’huile profonds ».

La session terminée, je me dirige vers une machine blanche vierge et rencontre Konrad « avec un K » Zeh. Il possède une moto neuve qui affiche seulement 49 km au compteur, et il essaie immédiatement de me vendre sa vieille moto, une Ural Northern Cruiser pour 8 000 $. Je lui demande pourquoi il s’est acheté une moto neuve. « Pourquoi les gens achètent-ils une auto neuve? » me répète-t-il. Voyant que je n’ai pas de réponse à cela, il continue : « Je l’aime parce que je n’ai pas besoin de mettre les pieds par terre aux arrêts et elle roule bien sur les rues avec des rails de tramway. » Et il ajoute : « Ma conjointe utilise la vieille pour magasiner », en me fixant d’un regard plein d’espoir, comme si le magasinage de sa conjointe allait clore la vente. Penché par-dessus le réservoir de sa moto fraîchement sortie de la salle d’exposition, je lui demande s’il a remarqué que le décalque du réservoir se détachait. « C’est une machine russe », qu’il me répond en haussant les épaules, comme si cela expliquait tout.

Mon expérience sur motos avec nacelles est de 10 km au total sur une Ural il y a plusieurs années, alors, je demande des conseils aux habitués avant le début d’une chasse au trésor. « Il y a une technique spéciale de pilotage, me confirme un propriétaire d’une de ces machines d’un ton grave, conduisez lentement. » Je suis Dave Corbett sur sa Ural Patrol 2007. Corbett admet que c’est un joujou, comme sa Gold Wing et sa Shovelhead 69, et il espère qu’il pourra se rendre à son camp de chasse avec elle cet automne, « mais je vais quand même apporter un palan au cas où. » La chasse au trésor est une balade de trois heures sur des chemins de campagne et idéalement, requiert l’aide d’un navigateur puisque les instructions « tournez à gauche après le pont mais si vous êtes rendu au haut de la côte, vous êtes allé trop loin » me forcent à conduire d’une seule main et à tenir les instructions de l’autre. L’un des premiers items de la chasse au trésor est une carotte sauvage, et les instructions nous dirigent vers un endroit spécifique le long du chemin pour en trouver. Un couple âgé sur une Harley équipée d’une nacelle brandit fièrement une plante en se demandant si c’est bien une carotte sauvage. Corbett enlève son casque : « Ce n’est pas une carotte sauvage, leur explique-t-il, c’est de l’herbe à poux ! » Sur quoi le couple en question retourne fouiller dans le fossé qui borde le chemin. Mon intérêt pour les fossés champêtres se dissipe rapidement sous le chaud soleil de juillet et je repars en balade. L’aspect le plus mémorable de ma seule autre expérience sur une Ural fut le caractère rudimentaire de la machine, surtout la transmission. Je me souviens avoir pensé à l’époque que le terme « boîte d’engrenages » – comme dans des engrenages jetés pêle-mêle dans une boîte – était tout à fait approprié pour cette machine, dont chaque embrayage produisait un grincement horrible, du genre tracteur de jardin ou Harley à embrayage manuel d’après-guerre ! Mais cette nouvelle machine est une révélation, et les embrayages sont accompagnés d’un grincement pas plus sévère que celui d’une vieille BMW. Plus tard, j’ai fait remarquer l’amélioration de l’embrayage à Beach qui m’a répondu : « Alors, vous aimez ces nouveaux engrenages autrichiens ! »

Bien des motocyclistes voient les nacelles comme une abomination, moitié moto et moitié auto, mais sans l’agilité de la moto et sans le toit de l’auto. Les motos à nacelle sont aussi affublées, selon les dires, d’un comportement assez singulier. J’ai déjà entendu un homme raconter à son compagnon, lors d’un rendez-vous de motocyclistes, que la seule et unique fois où il avait conduit une moto à nacelle, il avait immédiatement quitté la route et dévalé un ravin, du côté opposé de la route. Je crois que là, certains conducteurs sont confus du fait que la conduite inversée typique aux deux roues motrices ne s’applique pas aux motos avec nacelle. Si vous poussez l’extrémité droite du guidon, elle ira vers la gauche, et non à droite comme le ferait une moto ordinaire. Cependant, je trouve l’adaptation relativement facile, si une action a comme résultat de diriger une machine dans la mauvaise direction, l’instinct de survie commande au pilote d’essayer autre chose rapidement, et l’opposé de la première action semble le plus logique.

Piloter une Ural Desert Camo de 13 595 $ demande beaucoup d’attention, même à basse vitesse. Il faut une bonne dose de pratique pour s’habituer à surveiller une double trace sur la route (comme avec une auto) plutôt qu’une seule trace comme avec une moto. À une occasion, la roue de la nacelle a violemment heurté une motte de terre sur le bord de la route parce que j’avais manœuvré pour éviter un nid-de-poule. La puissance est modérée, et à plein régime, couché sur le réservoir, j’ai lu 110 km/h sur l’indicateur. Le côté positif de la chose, c’est que même si vous fuyiez une scène de meurtre, les policiers ne pourront pas ajouter un excès de vitesse aux autres accusations ! La position de conduite est celle qu’on retrouvait dans les années 70, alors il ne manque pas d’espace pour les jambes et le large guidon est nécessaire pour appliquer suffisamment d’effet de levier pour diriger le véhicule. La selle solo style tracteur est décevante, étant montée sur des blocs de caoutchouc qui permettent un trop grand mouvement latéral, ce qui imprime un mouvement serpentin continu au haut du corps. C’est drôle au début, mais ça finit par agacer : sur une section de route cahoteuse, mon arrière-train se balançait bien malgré moi, et tout mon corps s’est mis à trembler comme un bobblehead hors de contrôle. Plus tard, j’ai testé une Tourist Deluxe à une seule roue motrice avec une selle ordinaire, et la différence de confort était appréciable, cependant, on y perd le « chic agricole » de la selle du Desert Camo.

Dans l’après-midi, lors d’un arrêt pour me désaltérer, je constate qu’en dépit des heures de promenade sur des routes de campagne non pavées, la Desert Camo est demeurée immaculée. Le ridicule d’une promenade bien propre sur des routes bien nivelées, alors que je devrais foncer dans des sentiers forestiers me choque. Aussi, suivant les indications de Gerry Young, un résidant local et importateur de Ural, je quitte la route pour suivre une piste double qui disparaît dans la forêt, seul. Je ne suis pas un expert de trail, mais la livrée macho de la Desert Camo et ses deux roues motrices m’encouragent à exploiter ma naïveté. Contrairement à une moto sur deux roues qui peut contourner les obstacles, l’ajout d’une nacelle laisse peu de place à la subtilité, et lorsque je vois le sentier disparaître sous l’eau, j’arrête et j’enlève mon casque et ma veste. J’ignore pour quelle raison je me déleste de mon équipement de sécurité face au danger, mais je sais reconnaître un endroit pour la baignade. Donc, je sélectionne la première vitesse, et avec la boîte à engrenages  bien embrayée, j’avance avec confiance… et je cale !

Mon pied gauche a disparu dans la boue et la roue droite tourne dans l’air. Le problème c’est que le côté gauche du sentier est beaucoup plus profond que le côté droit, alors la moto penche sérieusement vers la gauche tandis qu’il n’y a pas de poids sur la roue droite qui ne touche plus au sol et la gauche est complètement embourbée. J’essaie de reculer, tirer, pousser, le tout sans succès. Je jure et donne des coups de pied à la moto, sans  Je vois une grosse branche que j’aimerais utiliser comme levier, mais elle mesure 20 pieds de long et je ne peux même pas la bouger. J’en viens à conclure que j’ai besoin d’un poids dans la nacelle pour obtenir de la traction de la roue droite, et je développe une ingénieuse idée pour piloter en étant dans la nacelle. Comme je m’apprête à y entrer, je lève mon pied boueux… Zut! Je ne peux tout de même pas mettre mes bottes boueuses sur le vinyle propre du siège de la nacelle d’une moto neuve… et empruntée par surcroît ! Alors, je roule mes pantalons et j’enlève mes bottes sales. Je démarre la moto, et tenant le levier d’embrayage de la main gauche, je m’étends sur le siège et passe la main droite sous l’eau pour embrayer, la transmission, qui laisse entendre un bruit sourd.

J’essuie ma main droite sur mon pantalon, saisis l’accélérateur et me prépare au lancement. La position – les mains sur le guidon et les orteils qui cherchent à s’agripper au vinyle glissant du siège de la nacelle – est très inconfortable. J’accélère un bon coup et je relâche le levier d’embrayage tout en poussant mon derrière le plus à droite possible. La moto se trémousse, saute et glisse encore plus profondément dans la boue… Je serre le levier d’embrayage et repense ma stratégie. Je décide que le problème en est un de manque d’engagement, ma position est trop centrale, je pousse donc l’accélérateur à fond et je relâche le levier d’embrayage. Cette fois, je penche tout mon corps aussi loin que possible hors de la nacelle, je fais face à l’arrière dans la position paumes en l’air et poitrine bombée que tous les patineurs artistiques utilisent comme finale de numéro, et ça fonctionne. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pour voir où je vais et la Ural grimpe lentement hors du trou. Je remets mes bottes et j’essaie de revenir sur mes pas, mais le sentier passe entre deux clôtures et est trop étroit pour permettre la manœuvre. J’aperçois au loin un endroit qui me permettrait de tourner la moto, mais il y a cinq autres trous d’eau à négocier avant d’y parvenir. Je me penche au-dessus du siège et sélectionne la deuxième vitesse pour me donner plus de vitesse et d’élan, et, avec une magnifique vue arrière de boue volante et de grenouilles effarouchées, je me rends au point désiré.

De retour en position normale et ayant tourné la moto, je fais maintenant face à six trous d’eau pour revenir à mon point de départ. Je négocie les cinq premiers, mais au sixième, la Ural quitte les deux ornières et saute dans les hautes herbes. Et je l’y abandonne. Je contacte Gerry sur mon cellulaire et je lui apprends que j’ai enterré sa moto. « Tu as bien fait », me répond ce dernier. Trente minutes plus tard, trois hommes se pointent et ensemble, nous tirons la moto de sa fâcheuse position. De retour au campement, la nouvelle s’était répandue et plus tard en soirée, lors de la présentation des prix, on me remit le prix « Hors Route » qui consiste en un poulet de caoutchouc et un t-shirt XXL. Je suis tenté de leur demander s’ils ont des médiums, mais j’y renonce parce que tous les propriétaires de nacelle savent que le T-shirt n’est pas pour le pilote. C’est un cadeau pour attirer la plus grosse personne que vous connaissez dans la nacelle, car pas de poids dans la nacelle se traduit par une longue marche vers la maison !

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